GRATITUDE

Au temps des cerises

Kathleen Côté1

Loin d’être un concept flou, l’application de la gratitude devient un moteur de bienêtre, de créativité et d’excellence au sein d’une équipe. Il s’agit d’un concept contagieux qui se répand à travers les collègues comme une sorte de vaccin contre les milieux de travail toxiques.

C’était en mai dernier lorsque j’ai reçu cet appel. C’était une journée ensoleillée qui tranchait enfin avec cet hiver qui ne vou lait plus nous quitter.
– Salut Kathleen, comment ça va ? Et ta grande famille ? Wow, ça fait longtemps qu’on ne s’est pas parlé ?

Je lui réponds par de longues explications ponctuées de rires, toute joyeuse qu’elle ait pris le temps de prendre de mes nouvelles après toutes ces années et fière de lui raconter mes derniers accomplissements et ma nouvelle charge de cours à l’université. Puis, ayant constaté que mon interlocutrice était définitivement moins enthousiaste que je ne l’étais, j’ai vite compris que quelque chose clochait dans cet appel de courtoisie.

– Et toi ? Comment vas­tu ? Toujours dans le Centre­Ville ? Et comment va ton mari ?
– Bien, je vais bien… et mon mari aussi. Je suis contente que tout se passe bien pour toi et ta famille. Écoute si je t’appelle, c’est parce que j’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer. Je voulais te l’apprendre avant que tu ne le lises soit sur Facebook ou sur internet. Un silence s’était installé et parut interminable.
– De quoi parles ­tu ? Hein ? J’ai encore manqué quelque chose c’est ça ?

Après tout, je suis tellement farfelue et ça fait longtemps que j’ai perdu le nord. Du moins, c’est ce que les méchantes langues raconteraient à mon sujet.
– C’est notre ex-­collègue et ce cher ex-­coéquipier  de vélo. Il s’est suicidé dimanche dernier. Je voulais t’annoncer la mauvaise nouvelle…
– Quoi ? C’est une mauvaise blague ? Ça ne se peut pas ? Je lui ai parlé il y a à peine deux ou trois mois ! Il allait bien ! Il commençait une nouvelle vie ! On échangeait de temps à autre. Non, non c’est impossible !

Choc de ma réalité

Jusqu’à cette belle journée de mai, je n’avais pas vraiment envisagé d’avoir à me présenter aux funérailles de mes amis. Des grands-parents, des oncles, des tantes, des parents, des beaux-parents, ce que j’en ai vu dans un passé pas si lointain. À faire frémir d’ailleurs. Farfelue ? Assistante de La faux serait plus juste. Ceci dit, va pour les parents, mais pas les amis. Encore moins de mon âge. Encore moins par suicide. Revoir deux de mes ex collègues et coéquipiers de vélos à des funérailles, tout un contexte particulier de retrouvailles. Affichant une mine basse et ressentant un malaise plus que palpable dans cette atmosphère surréaliste, digne d’un scénario d’un mauvais film hollywoodien.

Mais Kathleen, où veux-­tu en venir avec cette histoire ? C’est quoi le lien avec la SST ? Hey! Il faut savoir patienter. J’y arrive. Donc, toujours est­-il que cet ex-collègue s’intéressait particulièrement à mes articles, à mes histoires et à la façon dont je les racontais. Surtout ceux qui touchaient les émotions, la santé mentale et la psychologie. Il aimait l’audace du style et les références. Il appréciait aussi nos échanges épistolaires. Il se sentait en confiance, car j’étais à l’écoute. Parfois, il me demandait conseil pour gérer sa SST avec son équipe. Je lui en donnais. C’était simple comme ça. Un homme travail­lant, performant, sportif, beau bonhomme, mais, fort probablement malheureux. Au point de mettre un terme à toute cette mascarade. Sans avoir rien vu venir, rien anticipé. Un sacré coup sur la gueule !

Psychologie positive et gratitude

Durant la même période, je lisais des études portant sur la psychologie positive, la gratitude et des retombées positives dans les équipes de travail en lien avec la SST. Étant également bénévole pour la Fondation Douglas ainsi que pour Mouvement Santé Mentale Québec, j’ai quand même des petits devoirs de temps à autre pour documenter mes textes. Je ne suis pas Best Seller certes, mais j’aime me référer à des articles scientifiques validés par les pairs. Et, espérons-le, des articles non falsifiés, cette plaie qui afflige le monde scientifique ces derniers temps. Bref, je disais des heures de plaisir à lire les banques de données pour un Savoir reconnaitre les efforts et le travail bien accompli est une forme de gratitude qui contribue au bienêtre et améliore le climat de travail. minimum de contenu solide. Avant de continuer, soyez sans crainte. Je vais vous épargner cette photo clichée d’un élan de pur bonheur. Cette personne bien mise, le sourire parfait fendu jusqu’aux oreilles sur fond de citation creuse qui doit motiver le plus drabe des humains.
Ah j’oubliais! Pour un maximum de pouvoir d’influence, cette personne bien mise doit aussi
se poser avec une vedette. Ces vedettes. Après tout, on aime, on partage, on en redemande. Pipomètre à son apogée. Mais c’est tellement vrai n’est-ce pas ? Mesdames et messieurs, acclamons à bras ouverts ces nouveaux modèles propageant la bonne  nouvelle aux impies.

Pour en revenir au sujet, selon les études portant sur la psychologie positive, la gratitude serait un facteur contributif prépondérant du bienêtre chez l’individu. Plusieurs études ont, par ailleurs, démontré la corrélation entre ces deux éléments ainsi que certains de leurs mécanismes d’action. En outre, l’un des objectifs poursuivis par ces recherches est le développe­ment de nouvelles méthodes d’intervention (thérapies) pouvant aider les individus mon­trant des symptômes de psychopathologie. Dans le monde du travail, on s’intéresse da­vantage au rôle du leader dit authentique et de l’expression de la gratitude envers les employés dans son quotidien pour mobiliser les équipes au travail. Parmi les derniers textes que j’ai lus, une étude américaine parue en 2017 m’a plus interpellée que les autres (1).

D’après cette étude, la gratitude reste, à ce jour, difficile à définir. En effet, plusieurs autres auteurs l’ont classifiée comme étant soit émotionnelle, une attitude, un mode de vie et même comme une vertu morale (2). On admet généralement que la gratitude se décline de plusieurs façons. Dans son sens large, la grati­tude serait l’expression d’une orientation de la vie selon la perception et l’appréciation posi­tive du monde. Partant de ce fait, on peut mesurer la gratitude chez l’individu par son trait et son état. Le trait réfère à la persistance du sentiment de gratitude et de la façon qu’elle est vécue dans sa vie. Quant à la mesure de la variable état, on utilise une échelle de mesure des émotions — gratitude, appréciation, re­connaissance — vécues à un jour donné pour la qualifier. Par conséquent, cette caractéris­tique peut varier selon les évènements d’une journée particulière. Le trait, quant à lui, est considéré comme stable du fait qu’il ne varie pas d’une journée à l’autre sous l’influence des évènements qui peuvent survenir au gré des saisons. Une définition subjective du bienêtre fait notamment référence à un haut degré de satis­faction, d’affec et de comportement positifs. On parle aussi d’une évaluation globale de sa qualité de vie, soit du sentiment de joie, de bon­heur, de satisfaction et de réalisation. La façon de mesurer le niveau de bienêtre est de quanti­fier le niveau de satisfaction de sa vie, la pré­sence d’humeur positive et l’absence d’humeur négative. En somme, il s’agit de faire ressortir le maximum d’expériences personnelles qui augmentent le plaisir et celles qui minimisent la douleur ou l’absence de détresse (3).

Gratitude et bienêtre

Mais comment la gratitude pourrait-elle conduire au bienêtre? L’étude américaine propose deux modèles pour expliquer la contribution de la gratitude au bienêtre chez l’individu :
les modèles dits cognitif et psychosocial.

Modèle cognitif

Selon ce modèle, la gratitude permettrait d’élargir l’esprit en termes d’interprétation des situations négatives ou ambigües de manière plus positive, en ayant de meilleurs souvenirs positifs pour les évènements passés et en attribuant plus d’attention aux stimulus positifs plutôt que négatifs dans l’environnement.

À son tour, cela peut créer des ressources émotionnelles et physiques en cas de stress, conduisant à une plus grande santé émotion­nelle et bienêtre. Un sentiment de bienêtre plus important mènera, à son tour, une expé­rience accrue de la gratitude.

Modèle psychosocial

Selon ce modèle, la gratitude permettrait d’élargir l’esprit en amenant l’individu à envisager de manière créative une gamme de différentes options sur la façon de retourner  à un bienfaiteur. Ceci, à son tour, peut créer un aspect positif, fortifier les relations et  augmenter le soutien social, conduisant à une meilleure santé psychologique et physique. Ainsi, un meilleur bienêtre augmentera à son tour l’expérience de gratitude dans sa vie Si cette étude américaine a tenté d’établir qu’un haut niveau du trait de gratitude serait associé à une augmentation de la satisfaction de sa vie, de vitalité, d’optimisme, d’espoir  et d’affects positifs ainsi que la présence d’empathie chez l’individu, la corrélation n’a
pu être établie avec certitude. De plus, elle conclut que les interventions et les approches en psychologie positive sont trop récentes pour permettre de réellement valider s’il y a
eu ou non amélioration au niveau de la santé mentale. À ce jour, peu de nouvelles thérapies axées sur la gratitude ont été développées et étudiées. Par conséquent, il est difficile d’établir véritablement une relation entre la gratitude et l’amélioration du sentiment de bienêtre, joie, bonheur et la santé des indi­vidus. De plus, il y aurait encore trop d’études contradictoires actuellement. Enfin, les traits de personnalité, la ligne de référence de l’af­fect positif et de la gratitude, la fréquence de la pratique (effort et motivation), le genre et la culture peuvent constituer un biais important.

Pas psychologue, mais coordonnatrice en SST

Merci Kathleen. Belle théorie, belle naïveté du type : la pensée crée et tout se guérit par la pensée. La santé mentale a le dos large. Je crois voir poindre les jugements, certains sévères. Citation d’un ami : L’entreprise a pour mission de faire de l’argent. Si elle ne fait pas d’argent, vous n’avez aucune raison d’être. Aie ! Pourtant, l’intention n’est pas fumisterie. Ni de vendre des grigris (amulette) ou fonder ma société secrète qui transmute le bonheur.

La gratitude dans les organisations quant à elle a des effets directs sur l’amélioration du climat de travail et contribue à faire cheminer l’individu vers le bienêtre en réduisant les émotions négatives. Ces émotions, dans les milieux de travail, on les retrouve sous la forme d’envie et de rancœur notamment. La gratitude exprimée d’un leader, tant mieux si c’est le patron en plus, améliore l’efficience, le succès, la productivité et la loyauté
chez les employés. La gratitude permet également de promouvoir la santé et la sécurité psycholo­gique au travail. Selon une étude italienne, parue également en 2017 (4), le faible niveau de sécurité psychologique perçu de son envi­ronnement de travail affecte les choix de l’in­dividu vers une plus grande prise de risque (5). Dans les milieux de travail sains, les travail­leurs ne craignent pas de s’ouvrir aux autres ni ne se sentent pénalisés de demander de l’aide. Ils se sentent soutenus par leurs superviseurs et les collègues.

La gratitude se veut un antidote contre les émotions et les milieux de travail toxiques, tout particulièrement contre la jalousie et la perception d’injustice. Une entreprise respon­sable veillera à l’amélioration de la qualité des relations dans le contexte de travail. La grati­tude conduit vers l’altruisme et des comporte­ments communautaires. Une organisation a tout à gagner en misant sur l’aide, le partage, la contribution, la coopération et le bénévolat. Je vais t’aider et tu vas m’aider en retour, c’est ça le principe derrière la réciprocité. Concrètement le rôle du professionnel en SST pourrait être d’aider la direction des ressources humaines (DRH) à poser le diagnostic d’entreprise (6). Il pourrait également aider à l’implantation des initiatives concrètes, à l’instar du pro­gramme d’aide aux employés (PAE), comme une vigie de type Sentinelle (7). Il pourrait voir au retour au travail adapté d’un travailleur qui revient d’un congé lié à la santé mentale (8). Le conseiller pourrait aussi intégrer le volet santé mentale dans son plan de commu­nication en SST comme les pauses­sécurité, le journal ou encore à la journée SST de l’entre­prise (9).

Le mot de la fin

Dans un monde où la performance individuelle est mise de l’avant au détriment de l’autre,
où la compétition est trop souvent poussée et valorisée à son extrême, où l’on mise sur le narcissisme et l’instantanéité, il y a matière à réflexion. La dépression, l’anxiété et les autres problèmes de santé mentale dépendent de facteurs sociaux comme l’éducation,
l’enfance ou la culture, par exemple, et de facteurs biologiques comme la maladie ou
la génétique. Certes, il y a un volet qui appartient à l’individu. Cependant, il ne faudrait pas sous-estimer la contribution du facteur environnement de travail qui lui, peut aggraver la symptomatologie. Un milieu de travail hostile et malsain est sournois. Et il peut s’inviter à la maison, entrainant des conséquences négatives sur la famille et modifier petit à petit les comportements. Jusqu’au jour où tout bascule sans crier gare.


1 – Kathleen Côté – CRSP, CRHA, D.É.S.S. SST, CHARGÉE DE COURS UNIVERSITÉ
DE MONTRÉAL [Kathleen.cote1@umontreal.ca]

Références bibliographiques

  1. Alkozei, A., Smith, R. et Killgore, Gratitude and subjective wellbeing : a proposal of two causal frameworks, WDS J Happiness Stud (2018) 19:1519
  2. McCullough, M. E., Tsang, J.-A., & Emmons, R. A. (2004). Gratitude in intermediate affective terrain : Links of grateful moods to individual differences and daily emotional experience. Journal of Personality and Social Psychology, 86(2), 295
  3. Lambert, N. M., Fincham, F. D., & Stillman, T. F. (2012). Gratitude and depressive symptoms : The role of positive reframing and positive emotion. Cognition and Emotion, 26(4), 615 – 633.
  4. Annamaria Di Fabio *, Letizia Palazzeschi and Ornella Bucci, Front. Psychol., 17 November 2017, Gratitude in Organizations : A Contribution for Healthy Organizational Contexts Department of Education and Psychology (Psychology Section), University of
    Florence, Florence, Italy
  5. Ici, on fait référence au risque psychologique.
  6. INRS, Évaluer les facteurs de risques psychosociaux : l’outil RPSDU, ED6140, 44
    p. 2013 (France), CCHST, Évaluer, protéger et promouvoir la santé et la sécurité psychologiques, Centre de recherche appliquée en santé mentale et toxicomanie
    (CARMHA), 2018 (Canada), Dan Bilsker, Ph. D. Merv Gilbert, Ph. D., Amélioration de la santé et de la sécurité psychologiques en milieu de travail : Analyse critique et options pragmatiques, Commission  de la santé mentale du Canada, 2012 (Canada)
  7. Formation Agir en sentinelle pour la prévention du suicide, L’Association québécoise de prévention du suicide
  8. Louise St-Arnaud et al. 2014, Santé mentale au travail — Projet-pilote pour passer d’une approche individuelle de réadaptation à une approche organisationnelle de prévention, IRSST, 2014
  9. Entreprise Québec, Santé mentale au travail : prévention et moyens d’action, juillet 2018