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ERGONOMIE

CONFLITS INTERGÉNÉRATIONNELS Ou défaillance de la conception ?

Vanessa Blanchette-Luong1

Martin Chadoin2

Ces dernières décennies, on assiste à de nombreuses acquisitions-fusion comme stratégie de croissance des très grandes entreprises, leur permettant ainsi d’augmenter leur part de marché et de diminuer la menace des compétiteurs. L’intégration des entreprises acquises est souvent suivie de nombreux changements au niveau organisationnel pouvant avoir des impacts négatifs sur la santé du personnel.

Suite à un rachat par une multinationale, l’usine de fabrication d’appareils à haut voltage dont il est question dans cet article a non seulement vécu une hausse de produc­tion qui l’a poussée à embaucher massivement de nouveaux travailleurs, mais a aussi subi un changement d’objectifs stratégiques. C’est suite à cela que le directeur Environnement, Santé et Sécurité a fait appel à une ergonome pour l’accompagner dans la mise en place d’une démarche d’identification et de priorisation des problèmes de santé au travail qui répon­drait aux nouveaux objectifs SST.

Dès le début de l’intervention, à travers des entrevues et enquêtes, de forts enjeux au niveau du département d’emballage sont identifiés. Ce département, responsable de la fabrication de caisses de bois qui servent à protéger et trans­porter les appareils à haut voltage, est reconnu comme étant le département le plus difficile physiquement. Les résultats de l’enquête indi­quent que le tiers des emballeurs ressentent des douleurs aux épaules et qu’un peu plus de la moitié ressentent des douleurs au bas du dos et aux jambes. De plus, selon les emballeurs et leurs collègues dans l’usine, des tensions et des conflits sont présents dans le département d’emballage. Notons également que la population de tra­vailleurs dans ce département est soit très expé­rimentée, cumulant plus de 20 ans d’expérience, ou très novice, comptant moins d’un an d’ex­périence. Le chef d’équipe confie qu’il lui est impossible de gérer la production selon les com­pétences d’emballage des travailleurs. Il ré partit plutôt le travail en fonction des tensions interpersonnelles entre les employés, ce qui peut entrainer des problèmes de qualité. D’ailleurs, quelques semaines avant le début de l’interven­tion dans l’usine, un incident relié à la qualité d’une caisse a causé des dommages à un des appareils durant le transport ainsi que plusieurs milliers de dollars de pertes.

Pourtant, face à ce problème, la direction semble dans l’incapacité de réagir. D’abord, le département d’emballage ne représente pas un département à valeur ajoutée. Ensuite, la raison privilégiée pour expliquer les tensions est celle des conflits intergénérationnels, masquant ainsi tout lien avec l’organisation du travail. Non satisfait par cette explication, il fallait choisir d’investiguer cette situation.

Comment fabrique-t-on un emballage ?

La figure 1 montre une photo d’un emballage tandis que la figure 2 en illustre les différentes parties. Les grandes étapes de construction d’un emballage sont présentées à la figure 3.

Comme indiqué plus tôt, ces sous-­étapes de la construction de l’emballage sont des étapes reconnues comme très physiques. Les figures 4 et 5 montrent des exemples de postures con­traignantes causant de la douleur. Ces postures doivent être adoptées à cause de la lourdeur et la taille des pièces à manipuler. Par contre, lorsque questionnés sur la nature des difficultés vécues, tous les travailleurs nomment les erreurs de mesure fréquentes et le manque d’informa­tion dans les plans d’emballage. Cependant, lors des observations, on remarque que les pro­blèmes d’erreurs sur les plans sont vécus diffé­remment chez les travailleurs expérimentés et les travailleurs novices.

• Lorsque les travailleurs expérimentés consul­tent un plan pour construire un emballage, c’est plutôt à titre de référence. Leur expé­rience leur permet de détecter les erreurs présentes dans le plan.
• Les travailleurs novices n’ont pas encore cette expertise de détection des erreurs. Les plans sont un guide strict de travail. D’ailleurs, à leur embauche, on leur présente ces plans comme une règle à suivre.

Malgré le fait que les travailleurs expérimentés ont signalé à plusieurs reprises les erreurs auprès des ingénieurs, peu de corrections sont réa­lisées. Ceux­-ci ont donc développé leurs propres plans, à la main, avec les mesures adéquates.

Comme on peut le voir sur les figures 6 et 7, que ce soit les plans officiels corrigés par les tra­vailleurs expérimentés ou les plans qu’ils ont faits directement, ceux­-ci ne sont pas clairs. N’étant pas encore capables de détecter les erreurs, les novices construisent alors des emballages de mauvaise qualité en suivant les directives erro­nées des plans. Les expérimentés doivent alors retoucher, ou même refaire entièrement, les emballages faits par les novices, les forçant ainsi à adopter une nouvelle fois des postures con­traignantes. Ces situations créent beaucoup de frustration, d’une part chez les novices qui font bien leur travail puisqu’ils suivent les plans, mais qui produisent des emballages de mau­vaise qualité, et d’autre part chez les expéri­mentés qui reprennent sans cesse le travail des premiers. Comme aucun dispositif de trans­mission des connaissances n’a été mis en place, les expérimentés ne peuvent pas expliquer aux novices la nature des erreurs qu’ils commettent, et les novices ne développent pas l’expertise pourtant nécessaire de détection des erreurs dans les plans. Ces petites frustrations quoti­diennes à force d’être répétées se transforment en conflits généralisés dans le département.

Comment fabrique-t-on un plan d’emballage ?

Pour comprendre l’origine des erreurs dans les plans, l’ergonome dirige son investigation vers les concepteurs des plans d’emballage. En ques­tionnant l’ingénieure responsable, celle-­ci confie qu’elle n’a pas le temps de les faire, puisqu’elle est prise entre les projets stratégiques priori­taires de la direction, et les très nombreuses demandes ponctuelles de l’ensemble des em­ployés de l’usine. Les plans sont donc réalisés par un stagiaire en ingénierie. C’est alors que se dessine un paradoxe intéressant : alors que le stagiaire réalise de très bons plans d’ingénieur, ceux­-ci ne répondent pas aux besoins des emballeurs pour fabriquer les emballages.

L’analyse de l’activité de travail du stagiaire en ingénierie met alors en lumière le fait que la conception des plans d’emballage ne prend pas en compte l’activité de travail des emballeurs. Bien que le stagiaire aille bien sur le terrain, il cible son analyse sur les caractéristiques tech­niques du produit à emballer, et non pas sur les informations dont ont besoin les emballeurs pour réaliser un emballage de qualité. Un exemple illustrant ce problème est l’inscription des cotes de mesure sur les dessins. Les figures 8 et 9 illustrent la différence des cotes entre un plan d’ingénieur et un plan d’emballeur. Lors­ qu’un travailleur est face à un plan d’ingénieur comme à la figure 6, il doit lui-­même déduire l’endroit de fixation, ce qui nécessite un niveau d’expertise développé. On voit par cet exemple que les repères de mesures sont différents pour les ingénieurs et les emballeurs. Il est alors nécessaire de développer, chez les ingénieurs, une compréhension du travail des emballeurs afin qu’ils puissent en tenir compte dans leur conception.

Mettre le travail d’emballage au centre de la conception des plans

Pour cela, l’ergonome se propose d’accompa­gner, d’une part, les ingénieurs dans le questionnement du travail réel et, d’autre part, les emballeurs dans leur verbalisation. Ces acteurs doivent acquérir des connaissances théoriques sur le travail et son analyse (1). Mais il faut éga­lement une structure organisationnelle qui fa­vorise la discussion sur le travail. Puisque ces discussions pourraient mener à des change­ments majeurs dans la gestion de projet, il est nécessaire d’impliquer la direction pour qu’un réel pouvoir décisionnel soit présent. C’est ainsi qu’un groupe projet composé du direc­teur de production, des ingénieurs, du stagiaire en ingénierie et du chef d’équipe du département d’emballage est créé. Les premières rencontres de ce groupe sont axées sur le développement des connaissances théo­riques des participants à travers des exercices basés sur des analyses du travail réalisées dans l’entreprise par l’ergonome. Aussi, la présen­tation d’exemples d’informations nécessaires au travail d’emballeur a permis de mettre en lumière ce qui constitue un bon plan pour un emballeur.

Ensuite, le stagiaire en ingénierie est retourné sur le terrain avec l’er­gonome. Ce compagnonnage a permis au stagiaire en ingénierie de  se fabriquer une liste d’exemples de questions à poser afin d’aller chercher les informations  du travail réel utiles à la conception des plans. Durant ces échanges, l’ergonome pouvait aussi, grâce à ses analyses du travail, guider les tra­vailleurs dans leurs réponses. De ce fait, ces derniers ont pu se rendre compte du genre d’informations qu’il fallait divulguer à propos de leur travail pour permettre une conception des plans qui répondent à leurs besoins. Ces échanges ont ensuite mené à la création d’un projet pilote autour d’un plan d’emballage. L’objectif était de coconstruire une démarche de conception de plans d’emballage prenant en compte le travail réel et les besoins des embal­leurs. Cette démarche a ensuite été généralisée à la conception de l’ensemble des plans d’embal­lage. La démarche est présentée en figure 10.

La première phase de la démarche est la cocréation du plan d’emballage : l’ingénieur observe et questionne les emballeurs sur le produit à emballer et les informations nécessaires pour le faire. Une fois le plan conçu en fonction de ces informations, il est soumis à une période d’essai. Pendant cette deuxième phase, les emballeurs utilisent le plan comme outil de travail. Ils donnent ensuite de la ré­troaction aux ingénieurs qui effectuent les corrections nécessaires. Ces itérations assurent un canal de communication ouvert entre les ingénieurs et les emballeurs. Une fois le plan approuvé par les emballeurs, il est validé et officialisé par les ingénieurs.

Un impact sur les tensions et sur la qualité des emballages

Cette nouvelle façon de concevoir les plans d’emballage a permis l’élimination des erreurs qui y figuraient, entrainant plusieurs consé­quences. Premièrement, les plans peuvent être suivis à la lettre, puisqu’ils contiennent toutes les informations nécessaires à la construction des emballages.

Deuxièmement, on assiste à une réappro­priation des plans par les employés qui en développent un usage spécifique : le plan devient un support de transmission des connaissances. Cela a donné lieu à une discussion durant la­ quelle un expérimenté expliquait à un novice un point qui avait été source de conflit la se­maine d’avant. Cette fois-­ci, en pouvant s’ap­puyer sur un plan sans erreur et contenant les informations nécessaires au travail d’embal­lage, le travailleur expérimenté a pu montrer exactement ce qu’il tentait d’expliquer plus tôt. Le conflit se transforme donc en un moment privilégié de transmission de connaissance, sy­nonyme de construction du collectif de travail.

Troisièmement, c’est parce que les plans n’ont plus d’erreurs et qu’ils servent de support de communication que les expérimentés n’ont plus à refaire les emballages des novices qui produi­sent des emballages de qualité. Comme le re­marque le chef d’équipe, cela entraine la baisse des conflits.

De la conception à la tension : le travail mis en lumière

C’est parce que les ingénieurs n’avaient pas la capacité de prendre en compte le travail réel des emballeurs que les plans comportaient des erreurs, coinçant ainsi les travailleurs dans un paradoxe. En effet, bien faire son tra­vail en suivant les plans produit un emballage de mauvaise qualité qui doit être repris par les expérimentés. Ces derniers n’ont ni la possibilité d’expliquer les erreurs aux novices ni de faire corriger celles-­ci par les ingénieurs. Plus que la surexposition à des postures con­traignantes, c’est le sens même du travail qui est en cause. Et c’est aussi à cause de cette incapacité, individuelle et structurelle, à voir le travail que les gestionnaires ne peuvent expliquer la problématique de la qualité et des tensions autrement qu’en invoquant les conflits intergénérationnels.

L’ergonome a ici un rôle différent de ce qu’on lui attribue généralement. Il agit non pas comme une courroie de transmission entre employés et concepteurs, mais plutôt comme un dévelop­peur des capacités de chacun à analyser le tra­vail. Ceci se réalise en formant théoriquement les participants et en les accompagnant dans le développement de nouvelles pratiques, adaptées à l’organisation, faisant de son intervention un véritable acte pédagogique (2).

Remerciements

L’auteure remercie Élise Ledoux, enseignante, et Martin Chadoin, assistant­enseignant et co­auteur de cet article, pour leur soutien et implication dans cette intervention réalisée dans le cadre du stage final de la maitrise en ergo­nomie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), l’entreprise et les travailleurs pour leur collaboration extraordinaire sans laquelle l’intervention n’aurait pu être possible ainsi que Marie Bellemare pour son encadrement et ses conseils pertinents lors de la rédaction de cet article.


1 – Vanessa Blanchette-Luong – DOCTORANTE EN PSYCHOLOGIE DU TRAVAIL ET DES ORGANISATIONS, UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL [vanessa.b-luong@hotmail.com]

2 – Martin Chadoin – CO-CONSEIL INC.

Références bibliographiques

  1. Lamonde, F. (1995) L’ergonomie et la participation des travailleurs. Dans Blouin R, Boulard R, Lapointe P.A., Larocque A, Mercier J, Montreuil S (Eds) La réorganisation du travail, Actes du Le congrès des relations industrielles de l’Université Laval, 2-3 mai : Québec, p.147-163.
  2. Dugué B., Petit J. et Daniellou F (2010). L’intervention ergonomique comme
    acte pédagogique, PISTES, 12, 3.