Hygiène du travail et diligence raisonnable


Hygiène du travail et diligence raisonnable

Chaque année, un très grand nombre de travailleurs sont victimes d’accidents et de maladies qui surviennent par le fait ou à l’occasion du travail. Dans la plupart des cas, ces accidents et maladies auraient pu être prévenus. Mais, peut-on blâmer les superviseurs et les employeurs pour les accidents et maladies professionnelles qui n’ont pas été prévenus à cause de mesures de prévention déficientes ?

Jean-Pierre Gauvin

La maladie et la mortalité sont des faits indissociables de la vie. Dans les deux cas, le travail peut contribuer à en accélérer la probabilité. Dans les pays modernes, les risques liés au travail doivent être évalués et contrôlés et les travailleurs ont droit à des conditions qui respectent leur intégrité physique et mentale. Au Canada ces principes sont bien enchâssés dans notre règlementation. En effet autant le Code canadien du travail (partie II) que les lois provinciales avec au Québec, la Loi sur la santé et la sécurité du travail indiquent clairement ces droits et obligations. Tout employeur, superviseur ou travailleur qui déroge à ces obligations peut être poursuivi en justice.

Afin de mieux clarifier les obligations, revoyons une situation de travail fictive où à coup sûr la maladie aurait pu être prévenue et où le superviseur peut être blâmé et même poursuivi en justice. À noter que les noms dans l’exemple qui suit sont tous fictifs.

Exposition au bruit et surdité professionnelle

Maxime a aujourd’hui 58 ans. Il a débuté sa vie professionnelle comme mécanicien automobile chez Auto Expert A1 alors qu’il avait 20 ans. Il est encore à l’emploi de la même société. Celle-ci emploie environ 12mécaniciens actifs à toutes les activités d’entretien automobile. Depuis environ dix ans, Maxime éprouve des acouphènes qu’il associe au bruit dans son milieu de travail. Son acuité auditive s’est considérablement dégradée depuis quelques années et un examen effectué récemment a montré qu’il souffre de surdité neurosensorielle bilatérale attribuable à une exposition au bruit excessif. Depuis plusieurs années, il avait indiqué à son superviseur Benoit Ladouceur être incommodé par les forts niveaux de bruit provenant de trois sources:
• le compresseur du garage;
• plusieurs procédures de travail avec des outils pneumatiques;
• un travail spécifique qu’il effectue depuis six ans et qui consiste à faire l’ajustement électronique de bolides de hautes performances utilisés durant la course automobile.

Durant ces derniers travaux effectués pendant environ quatre à six heures par semaine, il doit rester à proximité du moteur alors que celui-ci révolutionne à vide à plus de 6000 tours/min. Selon Maxime, le bruit est tellement élevé qu’au début, il ressentait des douleurs très vives suivies de longues périodes d’acouphènes. À toutes les fois qu’il faisait part de ses préoccupations à son superviseur, celui-ci lui indiquait simplement que le bruit est une condition normale dans son métier. Jusqu’à ce que Maxime reçoive son diagnostic de surdité, l’employeur de Maxime, même s’il avait été informé des malaises de ce dernier, n’a jamais jugé nécessaire de faire évaluer professionnellement l’exposition au bruit de son personnel.

Une évaluation effectuée récemment par un hygiéniste industriel professionnel certifié ROH a montré que l’exposition au bruit de Maxime était supérieure à 95dBA en moyenne pour chacun de ses quarts de travail. Durant les activités où il œuvrait à l’ajustement de bolides à hautes performances, son exposition au bruit atteignait des valeurs de 136 dBA sur des périodes de 15 minutes à quelques heures. De toute évidence les expositions étaient supérieures aux valeurs limites de 85 dBA recommandées par l’American Conference of Governmental Industrial Hygienists (ACGIH) (1) et supérieures également à la limite règlementaire québécoise de 90 dBA. L’hygiéniste industriel a reconnu la possibilité d’un lien manifeste entre les conditions de travail et la surdité professionnelle dans ce milieu et a recommandé l’implantation immédiate des correctifs suivants:
• établissement d’un programme de protection auditive avec formation obligatoire à tous les travailleurs et validation de l’atténuation des protecteurs;
• insonorisation du compresseur d’air afin de réduire de 89dBA l’exposition en milieu de travail qu’il occasionne maintenant à moins de 84 dBA après insonorisation;
• établissement d’une politique d’achat visant le remplacement à moyen terme de tous les outils bruyants par des outils non susceptibles de générer un niveau de bruit supérieur à 84 dBA en zone auditive du travailleur;

• mesure de l’exposition au bruit individualisée pour chaque poste de travail et chaque procédure de travail afin de démontrer qu’aucune pratique ne peut générer des expositions moyennes journalières supérieures à 85 dBA.

De toute évidence, si les mesures recommandées par l’hygiéniste avaient été implantées dès le début de son travail chez Auto Expert A1, celui-ci, malgré ses 58ans, aurait pu conserver sa santé auditive.

L’employeur ici ne s’est pas conformé aux éléments suivants de l’article 51de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST) (3) :
«51. L’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour protéger la santé et assurer la sécurité et l’intégrité physique du travailleur. Il doit notamment:
1° s’assurer que les établissements sur lesquels il a autorité sont équipés et aménagés de façon à assurer la protection du travailleur;
3° s’assurer que l’organisation du travail et les méthodes et techniques utilisées pour l’accomplir sont sécuritaires et ne portent pas atteinte à la santé du travailleur;
5° utiliser les méthodes et techniques visant à identifier, contrôler et éliminer les risques pouvant affecter la santé et la sécurité du travailleur;
8° s’assurer que l’émission d’un contaminant ou l’utilisation d’une matière dangereuse ne porte atteinte à la santé ou à la sécurité de quiconque sur un lieu de travail;
9° informer adéquatement le travailleur sur les risques reliés à son travail et lui assurer la formation, l’entrainement et la supervision appropriés afin de faire en sorte que le travailleur ait l’habileté et les connaissances requises pour accomplir de façon sécuritaire le travail qui lui est confié;
11 ° fournir gratuitement au travailleur tous les moyens et équipements de protection individuels choisis par le comité de santé et de sécurité conformément au paragraphe 4 ° de l’article 78 ou, le cas échéant, les moyens et équipements de protection individuels ou collectifs déterminés par règlement et s’assurer que le travailleur, à l’occasion de son travail, utilise ces moyens et équipements ; »

Les exigences de l’article suivant du règlement sur la santé et la sécurité n’étaient pas non plus rencontrées dans la situation décrite. L’employeur peut cependant invoquer le fait que le règlement indique que l’obligation ne vise que les entreprises de plus de 50 travailleurs.

« 141. Mesure du bruit : Le bruit émis à un poste de travail doit être mesuré au moins une fois l’an dans tout établissement qui emploie 50 travailleurs ou plus et où un tel bruit est susceptible de dépasser les normes prévues aux articles 131 à 135.
Des mesures doivent également être effectuées dans un délai de 30 jours à la suite d’une modification des procédés ou des équipements industriels ou à la suite de la mise en place de moyens destinés à diminuer les niveaux de bruit émis à un poste de travail. Ces mesures doivent être consignées par l’employeur dans un registre que celui-ci doit conserver pendant une période d’au moins 5 ans. »

Poursuite en vertu de la LSST

Sur la base de ce qui précède, Maxime décide d’insister auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) pour que celle-ci poursuive son superviseur Benoit Ladouceur ainsi que la société Auto Expert A1 en vertu des articles 237 et 241 de la LSST (3) :

« 237. Quiconque, par action ou par omission, agit de manière à compromettre directement et sérieusement la santé, la sécurité ou l’intégrité physique d’un travailleur commet une infraction et est passible :
1 ° dans le cas d’une personne physique, d’une amende d’au moins 1 500 $ et d’au plus 3 000 $ dans le cas d’une première infraction, d’une amende d’au moins 3 000 $ et d’au plus 6 000 $ dans le cas d’une récidive et d’une amende d’au moins 6 000 $ et d’au plus 12 000 $ pour toute récidive additionnelle ;
2 ° dans le cas d’une personne morale, d’une amende d’au moins 15 000 $ et d’au plus 60 000 $ dans le cas d’une première infraction, d’une amende d’au moins 30 000 $ et d’au plus 150 000 $ dans le cas d’une récidive et d’une amende d’au moins 60 000 $ et d’au plus 300 000 $ pour toute récidive additionnelle.
241. Lorsqu’une personne morale a commis une infraction, tout administrateur, dirigeant, employé ou représentant de cette personne morale qui a prescrit ou autorisé l’accomplissement de l’acte ou de l’omission qui constitue l’infraction ou qui y a consenti est réputé avoir participé à l’infraction et est passible de la même peine qu’une personne physique, que la personne morale ait ou non été poursuivie ou déclarée coupable. »

Poursuite en vertu du Code criminel (LRC. Chap 46) (4)

Maxime songe également à démontrer une violation par son superviseur Benoit Ladouceur des articles suivants du Code criminel du Canada :

« 217.1 Obligation de la personne qui supervise un travail. Il incombe à quiconque dirige l’accomplissement d’un travail ou l’exécution d’une tâche ou est habilité à le faire de prendre les mesures voulues pour éviter qu’il n’en résulte de blessure corporelle pour autrui.
219 Négligence criminelle
(1)  Est coupable de négligence criminelle quiconque a) soit en faisant quelque chose, b) soit en omettant de faire quelque chose qu’il est de son devoir d’accomplir, montre une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui. (2) Pour l’application du présent article, devoir désigne une obligation imposée par la loi. R.S., c. C-34, s. 202. S.R., ch. C-34, art. 202.
221 Causer des lésions corporelles par négligence criminelle Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans quiconque, par négligence criminelle, cause des lésions corporelles à autrui. »

Sur la base de ce qui précède, il apparait peu évident que Monsieur Benoît Ladouceur serait en mesure de démontrer qu’il a accompli tout ce qui était en son pouvoir pour protéger la santé du travailleur lésé. En d’autres termes, Monsieur Ladouceur ne pourrait démontrer avoir fait preuve de diligence raisonnable, ce qui aurait été sa seule défense.


Références bibliographiques

1.  American Conference of Governmental Industrial Hygienists (ACGIH), 2016 TLVs and BEIs ISBN : 978-1-607260-84-4

2.  Règlement sur la santé et la sécurité du travail, S-2.1 r.13

3.  Loi sur la santé et la sécurité du travail S-2.1

4.  Code criminel, Canada, L.R.C., ch. C-46[/vc_column_text][/vc_column][/vc_row]