SANT/ PERSONNELLE

LA SANTÉ DES SALARIÉS
Données troublantes

Denis Gobeille1

Peu de spécialistes en santé du travail le savent, bien que plusieurs s’en doutent. La santé physique des salariés québécois est très préoccupante. S’il est entendu que le vieillissement s’accompagne la plupart du temps de problèmes de santé, la forte proportion des salariés touchés par des maladies chroniques et des incapacités physiques surprend.

Vivre avec une maladie chronique, comme l’arthrite, le diabète ou une maladie cardiaque, impose un autre rythme au travail. Sans pouvoir être nécessairement guéries, qu’elles soient stables ou évolutives, les maladies chroniques nécessitent une prise en charge médicale rigoureuse, comprenant de nombreux suivis médicaux et souvent plusieurs journées de convalescence par année.

Généralement, la progression ou les symptômes qu’elles entrainent peuvent être contrôlés grâce à une médication et aux traitements appropriés, sans oublier, les changements dans les habitudes de vie, en faisant plus d’exercice, par exemple. Il est généralement établi que les maladies chroniques résultent de l’interaction entre des facteurs de risques biologiques (la génétique ou le vieillissement), les facteurs individuels (la sédentarité, le tabagisme, etc.) et les facteurs environnementaux (les contaminants, la mauvaise qualité de l’air, etc.), susceptibles d’être modifiés (1).

La santé physique des salariés

Le portrait statistique des problèmes de santé physique des salariés que nous dévoilons est représentatif de l’ensemble des personnes « en emploi » à temps plein ou à temps partiel, qu’elles soient en congé d’invalidité, de maladie, de maternité ou de paternité. Les données proviennent de l’Enquête québécoise sur les limitations d’activités, les maladies chroniques et le vieillissement produite par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ).

De prime abord, soulignons que seulement 63 % des salariés déclarent  n’avoir ni maladie chronique ni incapacité physique, soit 2,689 millions de salariés sur les 4,262 millions qui composaient la main-d’oeuvre québécoise en 2018. (Statistique Canada 2018). Autrement dit, 37 % des salariés ont un problème de santé, qu’il s’agisse d’une maladie chronique ou d’une incapacité. Qui plus est, 4 % des salariés (170 000) n’ont pu rester au travail, s’absentant pour des raisons de santé.

En fait, les résultats de l’enquête nous indiquent que 22,5 % des salariés souffrent d’une maladie chronique diagnostiquée par un médecin (diabète ; hypertension ; maladies cardiaques ; bronchite chronique ; emphysème ; maladie pulmonaire obstructive chronique ; arthrite ; arthrose), alors que 25,7 % vivent avec des incapacités physiques ou mentales, les limitant dans la réalisation des tâches de la vie, notamment, les incapacités liées à l’audition, à la vision, à la parole, à la mobilité, à l’agilité et à la cognition.

Les maladies chroniques

Les figures 1 et 2 montrent clairement que les maladies chroniques se posent comme étant un enjeu majeur à la gestion des ressources humaines dans les organisations en regard des forts pourcentages de la prévalence chez les salariés âgés de 50 à 64 ans.

Soulignons ici que les problèmes se différencient non seulement selon l’âge, mais aussi selon le sexe. Par exemple, l’arthrite, l’arthrose et les rhumatismes affectent plus les femmes, alors que les hommes sont plus affectés par les maladies cardiaques et le diabète.

C’est un des aspects importants de la santé des femmes et des hommes qui mérite toute notre attention. Il y a une forte proportion d’entre-elles qui sont affectées par l’arthrite, l’arthrose et les rhumatismes (25,0 %), comparativement aux hommes (14,4 %), sans que nous puissions l’expliquer, sauf si, nous soulignons que les femmes et les hommes n’exercent pas les mêmes professions et les mêmes métiers.

C’est aussi vrai pour comprendre la santé des hommes. En effet, le diabète est plus présent chez les hommes âgés de 50 à 64 ans (9,7 %) que chez les femmes du même groupe d’âge (5,4 %), tout comme les maladies cardiaques qui affectent 8,7 % des hommes âgés de 50 à 64 ans contre 4,5 % chez les femmes.

L’incapacité de longue durée

Il est possible de se lever chaque matin pour aller au travail avec une incapacité de longue durée. Avoir une incapacité, c’est présenter une limitation d’activités qui découle d’un état ou d’un problème de santé physique ou mentale de longue durée (OMS, 2001).

La source des incapacités étudiées porte sur des problèmes de santé affectant la cognition et trois de nos cinq sens, soit la parole, la vision et l’audition, de même que l’agilité et la mobilité physique.

Évidemment, chez les femmes comme chez les hommes, les difficultés s’accroissent selon l’âge, entrainant, assurément, leurs exclusions du marché du travail, les forçant à s’absenter longtemps ou à finalement quitter leur emploi en prenant une retraite après plusieurs périodes d’absence.

À la lecture des graphiques, nous voyons que chez les femmes et les hommes, les incapacités affectant l’agilité ou la mobilité évoluent d’une manière semblable selon les groupes d’âge, mais les femmes sont proportionnellement plus affectées que les hommes. Évidemment, si vous êtes restreint dans votre mobilité, l’impact sur votre travail risque d’être moins important qu’une incapacité affectant la parole, par exemple. Cependant, avant de faire quelques généralisations, n’oublions pas que la réalité physique d’un milieu de travail comporte des aspects très concrets, comme des escaliers et de très longs corridors, présentant des obstacles insurmontables pour qui fait face à une perte de mobilité découlant d’une maladie chronique comme l’arthrite rhumatoïde, par
exemple. En fait, tout dépend des tâches, des fonctions exercées et de l’aménagement du milieu de travail.

En ce qui concerne l’audition, les hommes sont vraiment plus affectés que les femmes en vieillissant, assurément parce qu’ils sont plus exposés aux bruits forts dans leur milieu de travail. Portons maintenant notre attention sur les incapacités cognitives référant à la prise de décision et l’abstraction de la pensée, notamment, l’organisation du temps, la planification, le jugement et la résolution de problèmes. De prime abord, il semble que ce n’est pas spécifique à un groupe d’âge et les différences restent aussi mineures selon les sexes. Autrement dit, c’est plus un problème de fond qui touche les salariés de la même manière, peu importe les tâches et les fonctions. C’est possiblement, avant toute autre chose, un phénomène organisationnel. Pensons aux salariés qui ne trouvent pas de solutions, sans support à l’interne, quand la communication verbale est encore si essentielle au travail en équipe, ils pensent simplement quitter leur emploi.

La prise de médicaments

Évidemment, puisque la principale thérapie que la médecine moderne prescrit repose sur la médication afin de soulager la personne et de maintenir leurs capacités de travail, nous ne sommes pas surpris de constater les très forts pourcentages de salariés en bénéficiant, peu importe le groupe d’âge.

Si les médicaments sont souvent l’une des composantes importantes de la prise en charge de problèmes de cette nature, l’efficacité du traitement dépend en bonne partie à l’utilisation optimale et sécuritaire qui en est faite. À cet égard, nous constatons que la prise de médicaments et le nombre de médicaments consommés sont des indicateurs nous révélant l’importance de ce traitement chez les salariés affectés par les maladies chroniques et les incapacités. Plus de 90 % d’entre eux en prennent.

Autrement dit, l’accès aux médicaments efficaces et de qualité devrait faire partie intégrante de la stratégie de gestion de la santé physique des salariés, d’autant plus que 80 000 salariés déclarent ne pas suivre la posologie en raison des couts des médicaments (2), bien qu’au Québec, le régime universel de l’assurance médicaments couvre seulement les médicaments, dont le prix d’achat a été négocié, notamment, pour les médicaments génériques.

Conclusion

La médecine d’aujourd’hui a transformé les maladies au pronostic souvent défavorable en maladies chroniques. En général, l’âge moyen d’apparition de ces maladies autour de la cinquantaine est une conséquence des héritages génétiques d’une génération à l’autre, mais surtout aux habitudes de vie, notamment, la sédentarité, que les conditions de travail ou l’organisation du travail peuvent exacerber.

Les répercussions sur les organisations sont lourdes. Les gestionnaires sont peu outillés pour faire face aux contraintes de la gestion des absences et de la répartition équitable du travail dans les équipes. Si un gestionnaire met en place la bonne stratégie, il n’aura pas trop de difficultés. Cependant, ceux qui n’arriveront pas à mieux gérer la santé physique des salariés, l’invalidité, de même que la durée des absences, en subiront les conséquences. D’une part, ils multiplieront les dépenses de recrutement, devant même jouer le jeu de la surenchère des salaires et, d’autre part, les nouveaux salariés embauchés auront les mêmes problèmes de santé un jour. Sans oublier les couts rattachés à l’inefficacité de l’organisation (3).

Pour les salariés malades, à la fragilité physique et psychologique liée aux symptômes et aux traitements s’ajoute le risque de stigmatisation, d’isolement, de culpabilité, d’exclusion et même le congédiement. Pourtant, les salariés souffrants ne sont pas nécessairement moins productifs que leurs confrères.

Les organisations pourraient mieux faire face aux enjeux en s’appuyant sur les conseillers en santé et ces derniers pourraient facilement mettre en place des pratiques innovantes en transférant leurs connaissances acquises. Qui mieux qu’eux peuvent statuer sur une politique de retour au travail à un poste de travail adapté. La gestion des salariés atteints d’une maladie chronique a la particularité d’être à la croisée de la santé au travail et de la santé publique. L’univers de la santé au travail est fractionné en deux sphères administratives. D’une part, la CNESST édicte des pratiques de conformité pour les accidents du travail, alors que d’autre part les employés souffrant, d’arthrite chronique, par exemple, ont recours au système de santé publique pour obtenir des traitements, à l’assurance collective pour minimiser les pertes financières et au droit du travail pour les faire valoir. En effet, la jurisprudence qui établit les principes de l’accommodement raisonnable indique qu’un employeur n’a pas l’obligation de modifier de façon fondamentale les conditions de travail, mais il y a cependant l’obligation d’aménager, si cela ne lui cause pas une contrainte excessive, le poste de travail ou les tâches de l’employé pour lui permettre de fournir une prestation de travail.

Les solutions seront appliquées quand les organisations en auront pris conscience. Le changement de l’âge légal de la retraite et le vieillissement de la main-d’oeuvre laissent penser que le contexte s’aggravera année après année.


1 – Denis Gebeille – CRHA, M. SC., RELATIONS INDUSTRIELLES, CONSEILLER EN GESTION DES RESSOURCES HUMAINES
[denis.gobeille@pqap.ca]

Références bibliographiques

    1. Commissaire à la santé et au bien-être, Adopter une approche intégrée de prévention et de gestion de maladies chroniques : recommandations, enjeux et implications (2010).
    2. Institut de la statistique du Québec (ISQ), Enquête québécoise sur les limitations d’activités, les maladies chroniques et le vieillissement (2014).
    3. Courtial P. La maladie chronique à l’épreuve de l’entreprise : une réalité et un enjeu pour demain. Regards 2017/1, N° 51, pages 181 à 189.