Protéger le patrimoine EN PRÉSERVANT SA SANTÉ


Protéger le patrimoine EN PRÉSERVANT SA SANTÉ

Lorsqu’une œuvre d’art doit être restaurée, des professionnels sont là pour remplir la mission. Ce travail n’est toutefois pas sans difficulté. Quelles sont donc les contraintes de ce travail hors du commun ?

Jasmin Vallée-Marcotte

Assurer la préservation des œuvres d’art est un travail accompli par des restaurateurs. Restaurer des œuvres peut comporter des risques pour la santé qu’il s’agisse de peintures, sculptures ou d’autres formes d’art. L’article présente les étapes d’une intervention ergonomique réalisée dans une entreprise qui se consacre à la restauration d’œuvres d’art afin de jeter de la lumière sur ces risques et de les diminuer.

L’intervention vise d’abord à évaluer les risques pour la santé lors de la restauration sur chevalet et sur table, de peintures et d’œuvres textiles. Par la suite, il faut trouver des pistes de solutions pour diminuer les risques identifiés. Un comité de suivi, composé de membres de la direction de l’entreprise, du comité paritaire de santé et sécurité, d’un stagiaire en ergonomie et des ergonomes du CIUSSS de la Capitale-Nationale, a été mis en place pour faire un suivi de l’intervention.

Évaluer les risques pour la santé

Pour évaluer les risques pour la santé, il faut d’abord comprendre en quoi consiste le travail de restauration, c’est-à-dire quelles sont les tâches des restaurateurs et comment on organise le travail dans l’entreprise. Se familiariser avec la profession permet de repérer les difficultés auxquelles les restaurateurs font face. La démarche ergonomique normale passe par l’analyse de leurs activités pour comprendre l’origine de ces difficultés (1). C’est ainsi qu’il est possible de trouver des pistes de solutions avec les restaurateurs pour les problèmes identifiés.

Comprendre le travail de restauration

En observant les restaurateurs travailler et en échangeant avec eux, on s’aperçoit que leur travail est fort complexe. Ils doivent d’abord examiner l’œuvre pour voir quels sont les dommages et les altérations. Sur une peinture, par exemple, on observe si le châssis est brisé, le type de peinture utilisé et voir si la peinture est écaillée ou la toile déchirée. Chaque œuvre est dans un état très différent et doit donc être traitée spécifiquement selon ses besoins. C’est pourquoi les restaurateurs évaluent les traitements à faire, les méthodes à employer et le temps requis pour faire le travail avant chaque restauration.

Le processus de restauration comporte plusieurs étapes. D’abord, il faut restaurer la structure de l’œuvre. Pour une peinture, on peut devoir réparer son châssis ou le changer, réparer les déchirures de la toile et refixer la peinture écaillée. Pour une œuvre textile, on la répare avec des fils. Ensuite, on remet en valeur l’esthétique de l’œuvre. Dans le cas des tableaux, on les nettoie et on enlève les vernis jaunis, ainsi que les repeints recouvrant la peinture d’origine. Cela se fait à l’aide de solvants appliqués avec des cotons-tiges pour dissoudre et de lames pour gratter. Le travail se fait très minutieusement pour ne pas affecter l’œuvre. Pour finir, on retouche les régions où la peinture est manquante et on applique un nouveau vernis. En ce qui concerne les textiles, on doit les nettoyer, aligner les fibres qui composent l’œuvre et réparer les zones effilochées ou déchirées. Pour ce faire, des fils de différentes grosseurs et de différentes compositions, comme la laine ou la soie, sont utilisés. On se sert aussi de détergents pour certains nettoyages.

En questionnant les restaurateurs avant, pendant et après leur travail, on peut comprendre leurs stratégies et les facteurs qui influencent leurs façons de faire (1). Par exemple, un restaurateur choisit de ne pas utiliser de scalpel pour enlever un repeint parce que la peinture est trop fragile. Il opte donc pour des solvants même si cette option est risquée pour l’œuvre. Pour choisir sa méthode, il observe avec attention les caractéristiques de l’œuvre, c’est-à-dire sa fragilité, ses composantes, sa réaction aux traitements. C’est un travail de précision qui demande beaucoup de concentration.

Le bilan de ces observations et de ces rencontres amène le comité de suivi à souhaiter l’étude de deux situations de travail particulières: les opérations de restauration effectuées sur des chevalets et celles faites sur tables. Les observations avaient permis de constater que des postures contraignantes aux bras et au dos sont adoptées par les restaurateurs pour de longues périodes de temps.

Difficultés des travaux au chevalet et sur table

Les restaurateurs travaillent assis pour prévenir l’apparition de la fatigue générée par le travail debout et aussi pour stabiliser le haut du corps, permettant ainsi des gestes plus précis. L’attention particulière que nécessite le travail oblige les restaurateurs à s’avancer près de l’œuvre et à lever les bras afin de maximiser leur performance, c’est-à-dire de faire un travail le plus précis possible. Un élément particulièrement difficile dans les travaux au chevalet et sur table est la nécessité de garder les bras levés pendant plus d’une heure. Il n’y a pas d’appui convenable pour supporter les bras parce que ces derniers sont positionnés trop haut pour pouvoir être soutenus par des accoudoirs de chaise.

La restauration sur table de grandes œuvres

Les restaurations sur tables de grandes œuvres demandent beaucoup d’organisation. Certains outils de restauration utilisés sur des œuvres plus petites ne fonctionnent pas nécessairement. Par exemple, il existe un bassin de nettoyage pour laver des textiles, mais il ne peut pas être utilisé pour les œuvres dont la superficie est supérieure à environ 20 m2. Également, les restaurateurs emploient des techniques particulières pour restaurer ces grandes œuvres, comme monter sur la table de travail pour avoir accès au centre de ces œuvres. Retourner une œuvre pour restaurer son revers se fait par plusieurs personnes afin d’éviter qu’elle ne se brise et pour aider à soutenir son poids. De plus, des tâches comme le nettoyage au détergent se font à plusieurs: il faut une personne pour nettoyer et une autre pour rincer immédiatement après.

Une première difficulté que les restaurateurs peuvent rencontrer est des imprévus en cours de restauration. Les méthodes envisagées peuvent ne pas donner les résultats escomptés, les traitements peuvent être plus longs que prévu ou l’œuvre peut être plus endommagée qu’estimé au départ. Par exemple, on prévoit faire un seul lavage pour nettoyer une tapisserie, mais celle-ci s’avère plus sale que prévu. Il faut alors faire deux nettoyages, rallongeant le temps du traitement. Cela génère du stress chez les travailleurs parce qu’ils doivent essayer d’arriver à faire la restauration dans les délais prévus même si le travail demande plus de temps. Ces imprévus surviennent parce que les évaluations qui sont faites sur les œuvres avant de faire la restauration sont parfois incomplètes puisque l’accès à celles-ci peut être restreint. Les évaluations ne permettent pas non plus de voir certaines altérations des œuvres, alors ce n’est qu’en cours de traitement qu’on les découvre. Ces situations s’appliquent parfois aussi aux plus petites œuvres.

Une deuxième difficulté pour le restaurateur est de trouver des stratégies pour préserver sa santé tout en maintenant sa performance. En effet, on observe que certains restaurateurs ont développé des façons de faire en ce sens, mais il n’existe pas de moyen de communication formel pour partager ces stratégies. Par exemple, certains ne travaillent jamais plus d’une heure en continu afin d’éviter la fatigue excessive. D’autres changent de tâche fréquemment pour ralentir l’apparition de la fatigue ou de la douleur.

Transformer le travail

Ces résultats issus de l’analyse ergonomique du travail sont présentés au comité de suivi. À la lumière des informations recueillies, des pistes de solutions aux problèmes identifiés sont proposées à l’entreprise.

Une première idée de transformation consiste à permettre aux travailleurs d’appuyer leurs bras durant la restauration. Une deuxième piste de solution est de partager les stratégies de travail et de favoriser la communication entre les restaurateurs. Une troisième proposition est de s’attaquer à la problématique des imprévus survenant en cours de restauration qui rallongent la durée de traitement des œuvres. Avec la collaboration des restaurateurs et de la direction, des groupes de travail seront mis sur pied pour concrétiser les changements.

Appuyer les bras

Il est convenu, avec l’entreprise, de trouver un dispositif de soutien des bras adapté pour le travail de restauration sur table et sur chevalet. Pour choisir un dispositif, les restaurateurs émettent des idées permettant d’établir des critères de sélection ou de conception d’appui-bras comme, par exemple, des accoudoirs suspendus par un câble, des coussins sous les bras, ou une plateforme positionnée au-dessus de la table de travail.

En considérant les idées et les critères, on conçoit alors un prototype pour le travail sur table et on en fait l’essai. L’objectif des tests est de vérifier que le dispositif convient pour le travail et qu’il n’entraine pas de conséquences négatives sur la santé et la performance (2).

L’idée consiste à placer des blocs coussinés sur la table de travail pour appuyer les bras. Les résultats des tests permettent alors de cibler les points forts et les points faibles du prototype et de proposer des améliorations possibles. Ainsi, l’entreprise pourra faire un choix plus éclairé par rapport au produit à adopter pour satisfaire les exigences du travail.

Mieux partager les stratégies

Puisqu’il y a peu de communication des stratégies ergonomiques entre les restaurateurs, le comité de suivi initie un projet qui consiste à partager les méthodes de travail et à trouver des moyens pour faciliter la communication. Pour recenser les stratégies, on consulte les restaurateurs. On les invite aussi à faire part de leurs idées pour améliorer les façons de partager l’information. Parmi celles-ci, on note : des rencontres mensuelles, des recueils dans lesquels les gens peuvent écrire des solutions pour tout type de problèmes, des journaux de bord pour détailler les méthodes de travail, ainsi que plusieurs autres.

Anticiper les imprévus durant la restauration

Comme l’analyse du travail le révèle, des imprévus surviennent souvent en cours de restauration, notamment lorsqu’il n’est pas possible d’avoir un bon accès aux œuvres d’art pour les évaluer suffisamment avant la restauration. Un projet est alors mis de l’avant pour pallier cette contrainte.

C’est ainsi que, pour réduire les conséquences des imprévus, il est pensé que les restaurateurs pourraient, en cours de route, faire une évaluation rétrospective sur l’avancement de leur travail. L’objectif est de pouvoir anticiper si le temps restant pour faire la restauration est suffisant. Si un restaurateur prévoit manquer de temps, il peut demander de prolonger le temps de restauration prévu au départ avec l’accord du client.

Préserver la santé au travail

Avec la grande collaboration des restaurateurs et le support de la direction tout au long de l’intervention en ergonomie, cette dernière a permis de comprendre comment le travail réel de restauration d’œuvres d’art est fait et quels facteurs l’influencent. Les contraintes du travail et leurs origines ont pu être ciblées. Des solutions ont pu être mises à l’essai pour s’attaquer à la source de plusieurs problèmes, comme des rencontres entre restaurateurs pour discuter des techniques de restauration.

Remerciements

L’auteur remercie les enseignants du programme de maitrise sur mesure en ergonomie de l’Université Laval, particulièrement Geneviève Baril-Gingras, Jérôme Prairie, Daniel Prud’homme et Sylvie Montreuil pour leur appui durant la réalisation de l’intervention, l’entreprise, le CIUSSS, spécialement Dominique Brault, ainsi que Marie Bellemare pour les commentaires pertinents pour la rédaction de cet article.

Références bibliographiques

1. Daniellou, François, Béguin, Pascal. Méthodologie de l’action ergonomique : approches du travail réel. Dans Ergonomie (Falzon, Pierre), PUF, 2004, p. 335-358.

2.  St-Vincent, Marie, Vézina, Nicole, Bellemare, Marie, Denis, Denys, Ledoux, Élise, Imbeau, Daniel. L’intervention en ergonomie, Québec : Éditions MultiMondes, 2011, p. 37-61, 191-219.

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