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IMPLICATION SST

Quand les travailleurs s’impliquent

Vous n’aviez qu’à nous le demander. Cette phrase a été prononcée par le président du syndicat d’une usine de fabrication de matériel de transport. Mais, quel en était le contexte?

Michel Pérusse

Cette usine était régulièrement pointée du doigt comme étant le mouton noir dans son unité d’affaires en ce qui avait trait à ses résultats en santé et sécurité au travail (SST). Le nouveau directeur corporatif s’est dit que le fait de leur taper sur la tête n’était pas la bonne approche pour susciter la prise en charge. Un défi a alors été lancé aux gens de l’usine locale en vue de prouver au reste de l’entreprise de quoi ils étaient capables en matière de SST.

Il a donc été décidé d’implanter une approche de responsabilisation des employés. Le plan d’action annuel en prévention a été granulé, c’est-à-dire découpé en un très grand nombre de petites actions simples dont la responsabilité a ensuite été confiée à plusieurs employés. Il pouvait s’agir d’animer une rencontre de sécurité, de s’impliquer dans l’analyse des risques ou dans l’inspection du département, d’écrire un article dans le journal de l’usine, ou bien diverses autres choses encore. Un seul critère avait été fixé dans le choix des employés à qui on confiait ces activités : il fallait que ce soit des gens qui n’étaient pas déjà impliqués dans d’autres mécanismes, comités ou structures de l’usine.

Au début de l’exercice, la plus longue séquence sans accident était de 14 jours. Au bout d’un an et demi, le record était passé à 63 jours et la séquence se poursuivait. Il fut donc décidé que le directeur de l’usine et le directeur corporatif s’inviteraient à une réunion du comité de santé et sécurité (CSS) pour dire merci aux employés. C’est suite à cette marque de reconnaissance pour les bons résultats que le président du syndicat a prononcé sa célèbre réponse Vous n’aviez qu’à nous le demander.

D’autres exemples

Il ne s’agissait pas, de la part du président du syndicat, d’une marque de défiance ou d’ironie, malgré son petit sourire en coin. Son commentaire traduisait simplement une réalité fondamentale en SST : c’est par l’implication active des employés qu’on obtient les meilleurs résultats. Il sous-entendait que trop souvent on dit aux employés comment faire de la sécurité plutôt que de leur demander leur avis sur les meilleures façons de procéder ou sur les meilleures solutions à implanter.

Dans des articles précédents, il a été mentionné qu’une véritable culture de SST ne peut s’instaurer que par la responsabilisation (1, 2). Cette dernière a été décrite comme un recours accru à l’intelligence des employés pour résoudre des problèmes de SST, par leur implication active, au-delà de la simple participation, dans la démarche et les activités de prévention. Cette implication peut se faire dans trois grands volets de la démarche préventive.

Premièrement on peut confier à des employés des responsabilités concrètes dans des activités d’identification des dangers et d’analyse des risques. On pense évidemment au fait d’impliquer des employés dans les analyses de sécurité des tâches ou de leur confier la réalisation des inspections départementales. On ne le réalise pas toujours, mais ces simples actions peuvent avoir une valeur pédagogique et mobilisatrice très élevée.

Par exemple, dans le cadre d’une recherche que j’ai réalisée au moment de mes études
de doctorat (3), j’ai demandé à des gens de noter, sur des fiches spécialement conçues
à cet effet, les dangers ou situations dangereuses qu’ils rencontraient dans le cours de leurs activités normales au travail. Au moment des entrevues à la fin de l’exercice, 100 % des interviewés ont dit avoir remarqué beaucoup plus de dangers dans leur environnement de travail qu’ils ne l’avaient réalisé jusque là, et les deux tiers ont affirmé que cela avait changé quelque chose dans leur comportement. Certains avaient enlevé le court-circuit sur le dispositif de sécurité de leur machine et travaillaient donc maintenant avec le garde fermé, d’autres ont dit avoir enfin commencé à porter les ÉPIs recommandés, et ainsi de suite.

Deuxièmement, l’implication des employés dans l’identification des solutions pour éliminer le danger à la source ou pour contrôler le risque est de loin le meilleur moyen de susciter leur engagement envers la SST. Encore ici les exemples sont nombreux ; il n’y a pour seule limite que celle de notre imagination. Par exemple, tel que mentionné précédemment (1) les Grands Prix de la CNESST démontrent chaque année de nombreux exemples de leur implication dans la création de mesures correctives ou préventives. Leur participation à un comité de travail ou à une démarche de type Kaizen pour résoudre une problématique de sécurité, ou leur implication dans la définition ou la redéfinition d’une méthode appropriée de travail ou d’un règlement de santé ou de sécurité sont d’autres moyens de responsabiliser des employés et donc de susciter leur engagement ; une histoire de cas en ce sens est présentée ci-après.

Troisièmement, dans différentes entreprises il s’est avéré très utile de confier des responsabilités à des employés en matière de formation et de communication. Par exemple, dans une recherche américaine (4) il s’est avéré que l’utilisation de travailleurs expérimentés pour former les nouveaux employés est une des plus importantes clés de succès d’un programme de SST. Quand elles constituent un véritable forum de discussions et d’échanges sur l’état de la SST dans leur département, les réunions de sécurité fournissent une mine d’idées de solutions tout en rehaussant le niveau de mobilisation des employés. Si en plus on a la bonne idée de recourir à un employé pour animer ces réunions, on a alors une formule véritablement gagnante. L’exercice de dépister le prochain accident grave constitue une application particulière, mais très productive de la réunion de sécurité. L’équipe consacre une réunion à se demander à quel endroit dans l’usine ou dans quel département va survenir le prochain accident grave, le prochain accident susceptible de causer un décès ou une mutilation par exemple. Une fois les situations dangereuses identifiées et répertoriées, elles sont placées par ordre décroissant de niveau de risque. Ensuite des membres de l’équipe se portent volontaires pour trouver et implanter des solutions, en commençant par les pires. J’ai entendu dernièrement des employés dire que c’était la meilleure réunion de sécurité qu’ils n’aient jamais eue. Le fait d’afficher au babillard l’état d’avancement des projets constitue un bon moyen de maintenir la mobilisation des employés pour cette démarche.

Histoire de cas : dans une scierie

La direction d’une scierie au Lac-Saint-Jean tentait de faire un sérieux virage dans son style de gestion. Incitation à la participation, écoute des bonnes idées et communication directe et ouverte étaient autant d’aspects de ce nouveau style auxquels les employés n’étaient pas habitués. Des trois principaux membres de l’équipe de direction, le plus ancien était en poste depuis 18 mois et le plus récent depuis à peine neuf mois. Les effets bénéfiques de ce changement de style commençaient à se faire sentir : amélioration de la qualité et du volume de production, diminution des arrêts incontrôlés, légère amélioration du climat, et ainsi de suite. Mais pas en sécurité. Quatre accidents importants impliquant, entre autres un bras cassé et un pied écrasé, au cours des trois derniers mois empêchaient le directeur de l’usine de dormir ; il ne savait plus à quel saint se vouer, car il avait vraiment la santé et la sécurité de ses employés à cœur.

DÉPÊCHE-TOI DE REVENIR À L’USINE, tu vas voir que les choses ont beaucoup changé.

Il fut décidé de miser sur la responsabilisation. L’approche utilisée fut la suivante. Pour les principaux postes critiques de la scierie, comme maitre scieur ou trieur par exemple,
un employé occupant ce poste fut recruté sur une base volontaire pour chaque quart de travail. Le petit groupe ainsi constitué avait pour mandat de revoir au complet les standards de la tâche : méthodes de travail, règlements de sécurité et équipements de protection personnelle recommandés. Ils devaient entre autres consulter leurs collègues de travail pour recueillir des idées. Un représentant à la prévention animait les séances de travail, mais n’avait pas le droit d’imposer ses idées. Un contremaitre vérifiait le fruit des travaux de l’équipe. Si ce qui était proposé était adéquat du triple point de vue de la production, de la qualité et de la sécurité, la proposition devenait effective. Par contre, si la proposition était boiteuse sur l’un des trois volets, l’équipe retournait à la planche à dessin.

Une fois les nouveaux standards adoptés, les travailleurs qui avaient œuvré à les développer étaient ensuite chargés de former leurs collègues. Photos, vidéos, matériel de formation, dispensation des séances, les formateurs avaient l’entière responsabilité de la conception et du déploiement de la formation. Inutile de dire que les participants à cette démarche y ont pris un plaisir indicible.

Des effets positifs pas seulement en SST

Au bout du compte, en moins d’un an, le personnel de la scierie a vu sa fréquence d’accidents diminuer de moitié. Mais peut-être plus important encore, le nombre de jours perdus suite à des accidents est passé de 503 à 84, soit une diminution de près de 85 %, et ce sans aucune augmentation dans la gestion médicoadministrative des cas d’accidents. Avec de tels résultats, cette usine est devenue une espèce de référence dans son secteur d’activité.

Toutefois, les résultats positifs ne se sont pas arrêtés là. Interrogé à savoir si c’était encore la même usine, le président du syndicat a répondu : C’est encore la même usine, mais ce n’est plus du tout le même esprit qui y règne. Et de fait, le climat humain et de relations de travail s’est grandement amélioré.

L’anecdote suivante illustre bien ce changement de mentalité. Un travailleur de cette usine, opérateur de machinerie, était en absence prolongée pour mal de dos sévère. Alors que le projet commençait à faire sentir ses effets positifs, un de ses collègues qui s’adonnait à le croiser à l’épicerie lui fit le commentaire suivant : Dépêche-toi de revenir à l’usine, tu vas voir que les choses ont beaucoup changé. Et de fait, à son retour, ce travailleur accidenté fut impliqué dans le choix du nouveau siège ergonomique à installer sur sa machine pour éviter la répétition de sa lésion.

Autre anecdote très parlante : l’un des contremaitres de l’usine avait plutôt mauvaise réputation, sa façon de faire de la sécurité dans son équipe étant de distribuer des billets d’avertissement. C’est ce contremaitre qui fut chargé d’approuver les nouveaux standards de sécurité tels que décrits ci-haut. Ce fut pour lui tout un changement d’approche. Ce changement s’est manifesté de deux façons. Premièrement, au diner de Noël offert par la direction pour reconnaitre les efforts déployés par les employés, les membres de son équipe ont spontanément regroupé leurs tables dans le restaurant de façon à former une seule grande table d’équipe. Deuxièmement, un de ses employés lui a avoué que, quelques mois auparavant, il n’attendait qu’une occasion pour lui donner une raclée ; maintenant il avait la possibilité de changer d’équipe, mais il avait décidé de rester.

Conclusion

Des exemples de ce type, il y en a encore plusieurs. Toutes ces expériences de responsabilisation ont trois dénominateurs communs. Premièrement, ce sont les seules qui réussissent à défoncer le plancher psychologique, qui se situe grosso modo autour d’une fréquence de 5 accidents par 200 000 heures travaillées, pour s’approcher de résultats de classe mondiale. Deuxièmement, pour peu que la direction ait la sagesse d’entretenir ces conditions gagnantes, la beauté de la chose est que ces résultats probants se maintiennent. Et finalement, comme l’histoire de cas ci-haut le démontre, les effets bénéfiques se font sentir ailleurs que simplement en SST, notamment sur le climat de travail et le moral des troupes. D’ailleurs la recherche américaine citée plus haut (4) a également constaté que les entreprises qui ont les meilleures performances en sécurité obtiennent une plus grande longévité de leur main-d’œuvre, c.-à-d. qu’elles ont plus de facilité à retenir leurs travailleurs expérimentés. En cette période de rareté grandissante de main-d’œuvre qualifiée, la responsabilisation en SST ne deviendrait-elle pas un avantage concurrentiel ?


Références bibliographiques
  1. Pérusse, M. (2017) Pour une culture en SST : la responsabilisation, Travail et santé, 33(2), pp 34-37.
  2. Pérusse, M. (2017) Intégrer la SST à la culture de l’organisation Travail et santé, 33(3), pp 24-27.
  3. Pérusse, M. (1980) Report on a pilot experiment on hazard spotting by the Hazard-and-Accident-Card diary technique Rapport de recherche, D.O.H.S., Aston University.
  4. Smith, M.J., Cohen, H.H., Cohen, A. and Cleveland, R.J. (1978) Characteristics of successful safety programs, Journal of Safety Research (10)1:5-15.