GESTION SST

Vers une culture de prévention : une démarche PARTIE 1

Michel Pérusse1

« Quand c’est rendu qu’il faut mettre des gardes par dessus des gardes,
et qu’il y a encore des accidents, il est temps d’envisager une autre approche ».

Cette phrase, je l’ai entendue de nombreuses fois en entreprise. Et je suis d’accord. Depuis longtemps, on sait que la façon efficace de réduire le risque d’accident, le plus possible, passe par ce qu’on appelle une stratégie d’encerclement du danger (1).

Cette stratégie en deux volets consiste à fournir un environnement sécuritaire et à encourager les comportements sécuritaires dans cet environnement. Dans la mesure où on a fait tout notre possible pour rendre le milieu de travail et ses composantes sécuritaires, l’étape suivante consiste, normalement, à susciter les comportements sécuritaires par la responsabilisation, c’est à dire, à intégrer la SST à la culture de l’organisation (2).

Seulement voilà. Au fil des ans on a développé une approche en matière de santé et de sécurité au travail (SST). Et cette approche est réactive la plupart du temps (3). Petit à petit, on a développé certaines habitudes, et ces dernières deviennent des ornières dont on a de la difficulté à se sortir. Alors, comment instaurer la nouvelle approche recherchée en prévention ? Comment enchâsser la prévention au sein même de la culture de l’organisation ?

Une démarche de gestion du changement

John Kotter, professeur à la Harvard Business School, propose un modèle de gestion du changement (4) qui fait autorité en la matière. Bien sûr, il existe plusieurs modèles dans ce domaine, mais celui du professeur Kotter sert particulièrement bien le propos du présent article. Le modèle comporte huit étapes. Les quatre premières constituent en quelque sorte la préparation au changement ; elles seront présentées et discutées dans les sections qui suivent. Les quatre étapes suivantes concernent la mise en oeuvre du changement et son enracinement dans la culture organisationnelle ; elles feront l’objet du prochain article.

Créer un sentiment d’urgence

« Pourquoi changerait-on ? On est bien comme ça, non ? » L’une des plus grandes difficultés au moment d’implanter un changement, c’est de convaincre les personnes concernées de la nécessité de ce changement.

Très souvent, on perçoit facilement ce qu’on va perdre au moment du changement, mais on perçoit moins bien ce qu’on va y gagner.

Il faut donc, dans un premier temps, faire la démonstration que le statuquo est inacceptable. En général, en matière de SST cette démonstration est relativement facile à faire. Particulièrement à la suite d’un accident grave qui a eu ou qui aurait pu avoir des conséquence catastrophiques. Un tel évènement frappe l’imaginaire et suscite presque toujours un désir de changement. À défaut d’un tel évènement, présenter les enjeux reliés aux lésions professionnelles produit aussi, dans la majorité des cas, l’effet recherché. Dans le même ordre d’idées, la sensibilisation que produit le témoignage de personnes qui ont subi des accidents peut contribuer à ce sentiment d’urgence. Par ailleurs, une présentation des bénéfices, des effets non négligeables du changement constituent une bonne façon de donner une tournure plus positive à un effort de sensibilisation qui pourrait paraitre bien négative.

Bien évidemment, ces approches de sensibilisation ne suffisent pas, à elles seules, à engendrer le changement recherché. Il faut pouvoir canaliser les décharges d’adrénaline ainsi produites dans un plan d’action bien étoffé. Les étapes suivantes décrivent en détail la structure d’un tel plan d’action.

Former une coalition

Une erreur que beaucoup d’entreprises font, c’est de chercher à mobiliser absolument tout le monde dans l’entreprise, et cela du premier coup. Un changement de culture, ça ne fonctionne pas comme ça. Dans un article précédent (2), le cycliste, conférencier et motivateur Pierre Lavoie était cité voulant qu’une masse critique d’environ 25 % de personnes engagées produise un effet d’entrainement extraordinaire. Son grand défi cycliste en est une preuve éclatante.

Dans toute entreprise, on retrouve des gens plus engagés que d’autres. La stratégie de changement consistera donc à identifier ces personnes, plus réceptives à l’idée de changer la culture, et à les impliquer activement dans la démarche. Les réseaux sociaux connaissent bien ce phénomène des « influenceurs », qui s’applique également dans le cas présent. Le petit nombre de personnes initialement impliquées produira des résultats intéressants qui, à leur tour, serviront à convaincre d’autres personnes de s’engager, et ainsi de suite. Cet effet « boule de neige » sera discuté plus à fond dans les étapes 6 et 7 du prochain article.

Développer une vision

« Il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va ». Cette citation du philosophe romain Sénèque est particulièrement riche de sens dans le contexte qui nous intéresse. Changer la culture, oui, mais changer pour quoi ? Changer vers quoi ? L’improvisation ou l’amateurisme peuvent s’avérer contreproductifs, voire même désastreux. Deux raisons majeures expliquent la nécessité d’une vision claire de la destination et du chemin pour s’y rendre.

Premièrement, il s’est dit et écrit toutes sortes de choses à propos de la culture de prévention, souvent à grand renfort de publicités tapageuses ou tape-à-l’oeil, de sorte que de nombreuses conceptions simplistes, erronées ou incomplètes circulent sur ce qu’est une culture de prévention et comment y parvenir. Les dirigeants qui veulent se lancer dans un tel projet et qui partent du mauvais pied, qui se lancent dans la mauvaise direction ou qui empruntent le mauvais chemin risquent au mieux de ne pas avoir les résultats escomptés, et peut-être même avoir de très mauvaises surprises. Si la planification n’est pas un gage absolu de succès, l’absence de planification, elle, est presque un gage absolu d’échec.

Bien sûr une culture est un phénomène émergent ; il s’agit notamment d’un ensemble de règles, explicites ou tacites, sur le « bien-vivreensemble » que se donne un groupe de personnes. Il faut donc que ces règles, et les valeurs qui les sous-tendent soient partagées par un nombre significatif de personnes. Ce partage est d’autant plus facile lorsque les règles sont explicites. Et c’est pourquoi, bien que la culture soit un phénomène émergent, les membres de la direction ont un rôle primordial dans la clarification de ces valeurs et règles.

Communiquer la vision

La nécessité de motiver les troupes et d’amener les gens à adhérer au projet de changement constitue la deuxième raison majeure qui nécessite une vision claire du trajet et de la destination. Les meilleurs plans d’action restent lettre morte à moins qu’ils ne soient activement communiqués. La vision du changement, telle que développée à l’étape précédente, si inspirante soit-elle, ne produira les effets escomptés que si les gens décident d’y adhérer. La façon d’y parvenir passe par la communication. Beaucoup de communication. La communication requise ici repose sur au moins trois piliers fondamentaux :

Un message clair

D’abord ça prend un message clair et sans ambivalence. L’auditoire doit pouvoir saisir facilement tant le but recherché que les raisons du changement et le chemin à suivre pour y arriver ; la moindre contradiction ou imprécision entraine des hésitations chez les gens et ne fait que ralentir le processus ; le but de cette communication est de dissiper la confusion, pas de la créer ou l’entretenir.

Rejoindre les gens

Ensuite le message doit rejoindre les gens, avoir du sens pour eux. Comme, mentionné plus haut, les gens perçoivent plus facilement ce qu’ils vont perdre que ce qu’ils vont gagner. Il faut donc faire clairement ressortir que les gains vont largement dépasser et compenser les pertes, et que chacun va y trouver son compte. D’une façon bien concrète, un environnement de travail plus sécuritaire, un meilleur esprit d’équipe, une meilleure collaboration, un travail moins pénible. Voilà quelques-uns des avantages au changement qui doivent être présentés et expliqués clairement. En ce sens, la stratégie des petits succès qui entrainent d’autres succès, telle que décrite dans le prochain article, constitue un apport majeur dans le plan de communication.

Être authentique dans ses communications

Finalement, les gens doivent pouvoir sentir que ceux qui communiquent le message de changement y croient eux-mêmes sincèrement ; ils doivent sentir que la direction est enthousiaste au point de s’y impliquer personnellement. J’ai eu le privilège de connaitre un directeur général exceptionnel. Son entreprise l’avait nommé à ce poste pour voir s’il valait la peine de garder l’usine ouverte, ou s’il ne valait pas mieux la fermer. Il a consulté les employés. Ensemble ils ont convenu d’un plan d’affaires pour l’usine, il organisait des réunions du personnel tous les trois mois pour communiquer l’avancement du plan ou les obstacles rencontrés et les modifications apportées. Les employés y ont cru, c’est pourquoi ils ont consenti à faire des sacrifices et l’usine est restée ouverte. C’est ce genre d’implication personnelle de la part des dirigeants qui est attendue par les employés pour pouvoir faire confiance à la direction en temps de changement.

Conclusion

Changer la culture de l’organisation pour y intégrer une culture de prévention, ça ne s’improvise pas. C’est plus compliqué que cela et ça prend plus de temps que de simplement dire aux gens de suivre les méthodes de travail prescrites et de porter les équipements de protection individuelle. C’est pourquoi une solide préparation s’impose, telle que proposée dans les quatre premières étapes du modèle de Kotter.

Par contre, comme mentionné dans un article précédent, la culture de prévention produit des résultats plus significatifs et, surtout, plus durables que les approches qui ne misent que sur les comportements de conformité. Compliqué, oui, mais peut-être pas si compliqué que ça après tout. Les quatre étapes suivantes du modèle de Kotter, qui concernent la mise en oeuvre du changement, ne présentent pas un très grand niveau de complexité, mais en général elles contribuent à produire de très bons résultats. Elles feront l’objet du prochain article.


1 – Michel Pérusse – CONSULTANT ET PROFESSEUR ASSOCIÉ, ÉCOLE DE GESTION, UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE [perussem@hotmail.com]

Références bibliographiques

    1. Pérusse, Michel. Le coffre à outils de la prévention des accidents en milieu de travail — 4e édition (2014).
    2. Pérusse, Michel. Intégrer la SST à la culture de l’organisation. Travail et santé, vol.33 no. 3, septembre 2017.
    3. Cadieux, Jean et Pérusse, Michel. La culture de SST : qu’en est-il au Québec ? Travail et Santé, vol. 33 no. 4, décembre 2017.
    4. Les huit étapes du changement selon John Kotter [http://christian.hohmann.free.fr/index.php/managementdu-changement/351-huit-etapes-du-changement-selon-kotter], consulter le 15 aout 2019.