Construction du diagnostic Un puissant moteur de changement


Construction du diagnostic Un puissant moteur de changement

Sensibiliser les membres d’une entreprise à la présence de problèmes au sein de leur établissement peut représenter un défi de taille. Convaincre ceux-ci d’investir temps et argent dans l’implantation de projets de transformation devient alors un tour de force qui nécessite parfois de recourir à diverses stratégies.

Pierre-Luc Neiderer Côté

Lorsqu’une demande d’intervention en ergonomie est initiée par une organisation externe, il arrive parfois que l’entreprise concernée ne perçoive pas la présence des facteurs de risques pour la santé des travailleurs de la même façon que si elle avait elle-même initié le projet. Dans un tel contexte, l’intervenant se doit d’être particulièrement convaincant lorsqu’il présente les résultats de ses investigations aux acteurs clés de l’entreprise. Il est donc essentiel que son diagnostic soit appuyé par des faits éloquents s’il veut favoriser des changements dans le milieu. Pour y arriver, il doit procéder à une démarche de collecte de données rigoureuse dans le but de rassembler des informations objectives en lien avec les difficultés des travailleurs. Nous verrons comment cette stratégie a été mise à contribution dans une intervention réalisée au sein d’une entreprise spécialisée dans la fabrication de fauteuils.

Origine de l’intervention

La demande d’intervention a été initiée par l’équipe de santé au travail (ÉSAT) du Centre de santé et de services sociaux (CSSS) responsable de l’usine en question. Via divers entretiens avec les travailleurs, l’ÉSAT avait identifié les deux départements présentant le plus haut niveau de risque de troubles musculosquelettiques (TMS), soit la couture et le rembourrage. L’objectif de l’intervention était alors d’identifier les principales contraintes des travailleurs concernés et de proposer des solutions susceptibles de les réduire. Il s’agissait donc d’un mandat particulièrement large dans un contexte où l’entreprise elle-même n’est pas vraiment au fait des problématiques. Persuader la direction et les travailleurs de modifier certaines situations de travail constituait donc un défi à relever.

Au terme d’investigations préliminaires visant à cibler les principales difficultés des départements concernés par le projet, différentes situations de travail ont été retenues pour être approfondies. L’une d’elles a trait à la tâche d’empochage des rembourreurs qu’ils qualifient comme étant la plus exigeante pour eux. Dans les sections suivantes, nous verrons de quelle façon la collecte de données variées échelonnée sur trois mois auprès des rembourreurs a permis de construire un diagnostic efficace.

Comprendre l’activité d’empochage

Parmi toutes les activités réalisées durant la période de collecte de données, celle ayant permis d’amasser le plus grand volume d’informations s’avère être les 15 h d’observations détaillées avec verbalisations dans le département du rembourrage. Durant cette activité, l’ergonome observait un ou plusieurs rembourreurs exécuter des tâches spécifiques et questionnait ceux-ci dans le but de comprendre les subtilités de leur travail. Il s’intéressait notamment à la tâche d’empochage des dossiers de fauteuils qui consiste à insérer une housse sur la structure du dossier et refermer celle-ci à l’aide d’une fermeture à glissière. Ses observations ciblaient plus précisément les housses composées de matériaux rigides, tels le cuir, la cuirette épaisse et le filet, car leur faible élasticité occasionne des efforts de manipulation considérables. Notons qu’à travers les observations, un total de 4 h de contenu vidéo a été capturé dans le but d’analyser en détail certaines séquences. Enfin, pour compléter ses observations, il a mené des entrevues individuelles avec les trois rembourreurs du département et deux superviseurs de production. Il s’est aussi entretenu avec le tailleur et deux couturières qui occupaient des postes étroitement liés à celui des rembourreurs. Ces échanges, dont la durée variait entre 20 et 60 minutes, visaient notamment à approfondir les facteurs pouvant être à l’origine des difficultés rencontrées lors de l’empochage.

Consulter les données de l’entreprise

Les entreprises conservent généralement des registres de données qui peuvent être une mine d’informations. Dans le cas présent, des données de production ont été examinées afin de faire ressortir  certaines tendances significatives pour les dirigeants du milieu. D’abord, 49 rapports de reprise internes en lien avec le département du rembourrage ont été consultés. Ces documents contiennent les informations sur chaque erreur de production ayant affecté le travail des rembourreurs. Par la suite, 12 feuilles de route quotidiennes de l’entreprise qui répertorient les caractéristiques de chaque commande reçue durant une période définie ont été examinées. Le but de cette démarche était de faire ressortir les matériaux rigides les plus souvent manipulés par les employés durant cette période. Outre les données de production, l’intervenant a aussi eu accès à des questionnaires sur les douleurs musculosquelettiques que l’ÉSAT avait préalablement fait compléter par les trois rembourreurs du département. La compilation des résultats a permis d’identifier les principaux sites de douleurs rapportés par les participants (Graphique 1).

Prise de mesures

La collecte de données s’est poursuivie par la prise de différentes mesures de force en lien avec la tâche  d’empochage de dossiers. Cette activité avait pour  but de quantifier l’effort déployé par les rembourreurs lors des opérations d’insertion de la housse et de fermeture de la glissière. Pour mesurer les forces déployées durant l’insertion de la housse, un étau retenait une jauge de force sur laquelle une pièce de tissu était fixée (figure 1). Chaque rembourreur  devait alors tirer sur le tissu afin de recréer le plus précisément possible les forces maximales et minimales qu’ils exercent pour insérer une housse selon la rigidité du matériau. Les participants devaient ensuite faire le même exercice en effectuant une traction sur la tirette d’une fermeture à glissière (figure 2).

Analyser les données

Dans le but de construire un diagnostic contenant des conclusions objectives et convaincantes aux yeux des  membres de l’entreprise, une analyse en profondeur des données s’imposait. Pour ce faire, une partie des données a été traitée par des logiciels. D’abord, le  logiciel Kinovéa a permis d’obtenir les angles articulaires sur certaines séquences vidéos, notamment au moment de l’insertion de la housse. Ces angles ont ensuite été transférés dans le logiciel Three Dimensional Static Strength Prediction Program (3DSSPP), lequel a permis de connaître l’impact des forces mesurées sur les articulations des poignets, des coudes et des épaules et de les comparer avec les valeurs de capacité moyennes de la population masculine. Les forces appliquées par les  rembourreurs pour fermer la glissière ont quant à elles été comparées avec les capacités moyennes de la population lors d’un mouvement de traction du bout des doigts. Ces valeurs provenaient d’une étude scientifique menée auprès d’un groupe d’hommes d’âge similaire aux rembourreurs (1).

Les données issues des rapports de reprise interne et  les feuilles de route ont quant à elles été compilées et triées dans des fichiers Excel.

Présenter le diagnostic

Une telle démarche de collecte et de traitement de  données peut devenir inutile sans trouver une façon efficace d’assembler ses résultats et de les exposer à l’entreprise. Pour ce faire, un graphique comparatif (graphique 2) a été utilisé pour démontrer le lien potentiel entre les douleurs à la région des avant-bras/poignets/mains rapportées par les travailleurs et l’opération de fermeture de la glissière. Celui-ci a permis de montrer que près d’un homme sur trois (32 %) d’âge similaire aux rembourreurs ne serait pas en mesure de reproduire la force maximale qu’ils exercent pour refermer la glissière d’une housse trop petite. Cette conclusion a été directement reliée au fait que les rembourreurs exécutent cette opération avec une prise pincée, soit en utilisant seulement le bout des doigts. Le risque associé à l’opération l’insertion de la housse a lui aussi été démontré à l’aide d’un support visuel similaire (graphique 3). En effet, le graphique indiquait que 69 % des hommes moyens n’au raient pas la force suffisante aux articulations du poignet et du coude pour insérer une housse trop petite. Afin d’orienter le milieu vers les causes potentielles de ces contraintes, l’ergonome s’est appuyé sur certains constats tirés des rapports de reprise internes et des entretiens avec les travailleurs. Il a notamment fait ressortir la porte proportion (75 %) des housses trop petites rapportées comme étant associées au poste de patronniste responsable d’ajuster la dimension des pièces de tissu (graphique 4). Le manque possible de  récision de la machine de taillage automatisée ainsi que des erreurs récurrentes d’assemblage par les couturières ont aussi été présentés comme étant des facteurs pouvant expliquer les nombreuses housses trop étroites non rapportées dans les rapports de reprise, mais mentionnées par les travailleurs interrogés.

Une démarche qui rapporte

La présentation de tels résultats, concrets et imagés, aura finalement eu l’effet escompté auprès des acteurs clés du projet. En effet, à la suite d’une rencontre de comité formé de dirigeants et de  travailleurs concernés de près par l’intervention, ceux-ci n’ont eu d’autre choix que de reconnaitre la présence des contraintes révélées par le diagnostic. Ils s’entendaient d’ailleurs pour dire qu’ils étaient particulièrement impressionnés par la rigueur derrière la démarche de l’ergonome et la clarté de ses conclusions. Cette étape s’est notamment avérée être un levier majeur pour la suite du projet. À ce moment, les personnes qui avaient semblé initialement sceptiques par rapport à l’intervention ont participé de façon remarquable au processus de transformation. Les projets qu’il avait été convenu d’amorcer se sont effectivement déroulés à un rythme rapide, et ce, même en l’absence de l’intervenant. Cette démarche a mené au développement d’un nouvel outil de travail pour faciliter la fermeture des glissières chez les rembourreurs. Des actions ont aussi été initiées par l’entreprise pour investiguer sur le possible manque de précision de la tailleuse. Grâce aux conclusions du projet, l’entreprise se disait être bien outillée pour poursuivre ses démarches visant la réduction des risques au rembourrage. En somme, cette intervention est la preuve qu’un diagnostic construit sur des bases solides peut constituer un moteur de changement puissant dans la démarche de l’ergonome.

Remerciements

L’auteur désire offrir ses plus sincères remerciements à Sylvie Montreuil, Jérôme Prairie, Daniel Prud’homme et Geneviève Baril-Gingras pour leur soutien tout au long de cette intervention réalisée dans le cadre du projet de maîtrise en ergonomie et innovation à l’Université Laval. Il remercie aussi les membres de l’entreprise pour leur précieuse collaboration ainsi que Marie Bellemare pour ses judicieux conseils lors de la rédaction de cet article.