Intégrer la SST à la culture de l’organisation


Intégrer la SST à la culture de l’organisation

Michel Pérusse

Que doit-on penser du programme comportemental ? Voilà une question fréquemment posée. Pour y répondre, je reprends à mon compte une citation du regretté humoriste français Michel Coluche Je ne suis ni pour ni contre, bien au contraire. Et je laisse à mon interlocuteur le soin de s’y retrouver.

En fait, ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas le programme qui fait le travail, ce sont les gens qui s’en servent. Ce ne sont pas les outils qui font le travail, ce sont les mains de l’artisan. Pour illustrer mon point, j’utilise l’exemple suivant. Jean-Julien Bourgault fut l’un des plus grands sculpteurs sur bois que le Québec ait connus. L’une de ses oeuvres, illustrant une soirée canadienne traditionnelle, est exposée dans un restaurant de poulet à Drummondville le long de l’autoroute 20. La perspective que l’artisan a insufflée à cette oeuvre lui donne un effet de profondeur beaucoup plus grande que les quelques centimètres d’épaisseur du bloc de bois.

Avec les ciseaux à bois de Jean-Julien Bourgault, j’aurais toutes les misères du monde à sculpter quelque chose d’utile ou d’agréable à regarder. Par contre, avec mon canif de poche M. Bourgault aurait probablement pu sculpter une oeuvre d’art. C’est ce que je veux dire quand j’affirme que c’est l’habileté de l’artisan qui est garante du succès, pas l’outil utilisé, si sophistiqué soit-il.

Et la culture de sécurité?

Il en va exactement de même en santé et sécurité du travail (SST). Au tournant des années 2000, alors que j’étais chez Noranda, j’ai eu à comparer trois de nos usines qui implantaient chacune un programme différent. Le but de l’exercice était de déterminer si l’un ou l’autre de ces programmes était meilleur que les autres.

En posant des questions à des employés de tous les niveaux dans ces trois usines, j’en suis venu à la même conclusion que celle énoncée en introduction : ce n’est pas le programme qui produit les bons résultats, c’est l’habileté et la détermination des gens qui font vivre le programme. Dans les trois cas, les résultats se sont avérés positifs. Mais dans les trois cas, on m’a signalé que n’eût été de telle ou telle personne, en général quelqu’un de haut placé, comme le directeur d’usine, le programme n’aurait pas été aussi fructueux. Un porteur de dossier déterminé fait une grande différence, peu importe le programme choisi.

Il est intéressant de constater que lorsque je leur demandais quelles étaient les conditions de succès requises pour connaitre de bons résultats, les personnes que j’ai interviewées ont, pour l’essentiel, mentionné les mêmes facteurs présentés par le professeur Marcel Simard, de l’École des Relations industrielles, lors du colloque régional de la Montérégie de la CSST en 2004 (1). Le professeur Simard les décrit étant les quatre volets d’un programme visant à agir sur les comportements en SST. Quand on les examine de plus près, on se rend compte que ce sont en fait les étapes qui amènent à
faire de la SST une partie intégrante de la culture
de l’organisation.

Au niveau des travailleurs

Quand il est question de comportements de SST, la plupart du temps, il est question des comportements des travailleurs. L’article précédent (2) mentionnait qu’il existe deux types de comportements sécuritaires, soit les comportements de conformité et les initiatives de sécurité. L’entreprise soucieuse d’avoir une culture de SST devra donc travailler à ces deux niveaux.

Premièrement, les règles formelles en matière de SST sont indispensables. La plupart découlent d’articles de lois ou de règlements, et le fait de les ignorer n’est pas une option. L’entreprise doit donc voir à se doter de règles précises et surtout à les faire appliquer. À ce chapitre, l’expérience démontre que le fait de les édicter de manière unilatérale et de les faire respecter de force ne fait qu’engendrer de la confrontation et n’atteint pas les objectifs escomptés. Dans l’optique de la responsabilisation présentée dans l’article précédent (2) par contre, l’implication des travailleurs dans l’élaboration et la mise en oeuvre de ces règles ainsi que dans l’observation et dans le suivi de leur application maximisent les chances d’une implantation réussie. La formation, la consultation et la sensibilisation sont des ingrédients indispensables de cette démarche. Mais qu’advient-il des récalcitrants, des irréductibles Gaulois qui s’entêtent
à ne pas respecter les règles ou à les contourner ? Ce sujet est abordé dans une prochaine section.

Deuxièmement, là où ça devient payant, c’est quand l’entreprise développe la sagesse de miser sur l’intelligence de ses travailleurs. Tel que mentionné précédemment (2), les travaux du professeur Simard indiquent que c’est le recours aux initiatives de sécurité qui produit les meilleurs résultats et des résultats durables. Impliquer les employés dans la résolution des problèmes de SST, rechercher activement leurs suggestions, valoriser la prise d’initiatives, reconnaitre et encourager les bonnes idées, voilà autant de moyens, parmi d’autres, pour amener les employés à devenir des partenaires à part entière dans l’effort de prévention.

J’avais l’habitude de dire que lorsqu’environ le tiers des employés (entre 30 et 35 %) s’impliquaient, on sentait le changement de culture s’installer. Puis j’ai eu le privilège d’assister à deux conférences de Pierre Lavoie, créateur du défi cycliste du même nom et du concept de cubes d’énergie que de plus en plus d’écoles connaissent bien. Cet homme vraiment inspirant s’avère moins conservateur que moi. Il affirme que lorsqu’environ 25 % de personnes s’engagent réellement, un fort vent de changement se fait sentir.

Pour que les travailleurs s’impliquent, par contre, il faut que le contexte s’y prête. Il faut que l’entreprise privilégie la responsabilisation, bien sûr. Mais ça commence par les superviseurs.

Au niveau des superviseurs

Alors que je faisais une tournée d’usine, j’entre dans le département d’entretien mécanique. La première chose qui me frappe, c’est l’emblème de pirate (tête de mort et os croisé) sur le casque de sécurité du travailleur qui se trouve sur les lieux. Je me présente, j’engage la conversation, j’explique le but de ma visite, puis au bout d’un certain temps je lui demande si l’emblème sur son casque représente ce qu’il pense de la sécurité dans l’usine. Il me répond que non, que ça représente ce qu’il pense de l’imbécile qui dirige la shop. Je lui demande s’il s’agit du directeur général. Il répond que non, le directeur général est très apprécié par tout le monde ; il s’agit plutôt de ce qu’il pense de son contremaitre.

De toute évidence, si une démarche de responsabilisation doit être envisagée dans ce département, une intervention sera nécessaire afin d’améliorer les relations superviseur-employés. Pour être vraiment efficace, la véritable prise en charge doit se jouer au niveau des équipes naturelles superviseur-employés.

Or s’il y a des problèmes relationnels au sein de l’équipe, la prévention ne s’effectue pas comme elle le devrait. En présence de tels blocages, typiquement les problématiques de SST sont référées aux ressources professionnelles en SST ou au comité de santé et sécurité. Ces derniers deviennent débordés, le ton monte et la frustration augmente.

Que faire pour éviter ces pièges ? Qu’attend-on des superviseurs dans un contexte de responsabilisation ? Encore ici les attentes face aux superviseurs se situent à deux niveaux.

Premièrement, puisque l’objectif est d’impliquer les employés, les superviseurs doivent adopter des pratiques de gestion qui vont dans ce sens. De contrôleurs, ils doivent devenir des coachs. Ils sont les premiers à devoir valoriser, supporter et encourager les initiatives des employés. L’écoute, le renforcement positif et la consultation sont des outils utilisés quotidiennement. Ils ont intérêt à développer l’autonomie et la compétence de leurs équipiers.

Deuxièmement, en ce qui a trait au respect des règles, bien évidemment on attend des superviseurs un comportement exemplaire. Ils ont également comme rôle de vérifier et de faire le suivi de l’application des règles de sécurité. Mais puisqu’ils doivent agir comme des coachs plutôt que comme  des contrôleurs ou des policiers, comment peuvent-ils s’y prendre ? En agissant justement comme des coachs. Dans un premier temps, ils doivent observer leur équipe au travail. Lorsqu’ils constatent des déviations par rapport aux standards sécuritaires, ils ne doivent surtout pas faire semblant de ne pas avoir vu. On se doit d’aborder de tels écarts avec les employés, et on peut le faire d’une façon responsabilisante. Aborder le sujet, poser des questions, convenir ensemble d’un correctif et convenir d’un suivi ultérieur sont les étapes non coercitives d’un processus qui donne une sorte de contrat psychologique et qui produit généralement de bons résultats. Et si, malgré la bonne volonté et les rappels, le problème persiste ? Il sera toujours temps d’envisager un processus disciplinaire. Ce point sera repris dans une prochaine section.

Au niveau de la direction

Ce qui intéresse mon patron me fascine ; ce qui l’indiffère me laisse de glace. Dans le présent contexte, cette maxime nous fait comprendre que les superviseurs vont se comporter en fonction des attentes explicites ou implicites qu’ils perçoivent de la part de leur patron à leur égard. Au bout du compte, tout commence et tout finit par la haute direction.

À plusieurs reprises (3, 4, 5) au fil des ans l’importance du rôle de la direction a été mise en relief. Les entreprises de classe mondial sont unanimes sur ce sujet. La littérature scientifique (6, 7) révèle également qu’il s’agit de la principale clé de succès en SST. Soit dit en passant, la même littérature souligne de plus que l’engagement des employés est la deuxième plus importante clé de succès.

Qu’attend-on exactement des membres de la direction ? D’abord, comme dans le cas des superviseurs bien sûr on s’attend à un comportement exemplaire. Il n’y a pas de pire message qu’un dirigeant qui traverse l’usine en faisant fi des règles de sécurité. À l’inverse,  dans les usines que j’ai visitées où la sécurité faisait vraiment partie de la culture organisationnelle, les employés n’hésitaient pas à rappeler le port des lunettes au directeur ou à interdire l’accès à un dirigeant qui n’avait pas ses souliers de sécurité, par exemple.

De plus, les dirigeants doivent démontrer un intérêt réel pour la SST. Ils peuvent le faire de diverses manières : en s’informant régulièrement des progrès, en exerçant une présence active lors des réunions de sécurité, en participant aux inspections des lieux, en débutant chaque réunion par une discussion sur l’état de la situation en SST, en accordant de la latitude aux superviseurs pour qu’ils permettent des initiatives aux employés, et on
pourrait continuer longtemps comme ça. Ils doivent agir en coachs auprès des superviseurs
pour démontrer comment ils s’attendent que ces derniers se comportent envers les employés. Ils doivent supporter ces derniers dans leurs décisions.

Enfin, est-il nécessaire de rappeler que dire merci ne coute rien ? La reconnaissance franche et sincère est la plus belle forme de remerciement, en même temps qu’un facteur de motivation très puissant. On a souvent vu les employés dont les réalisations ont été soulignées se remettre au travail très rapidement pour trouver d’autres problèmes de SST à régler. Reconnaitre les efforts, célébrer les réalisations et publiciser les bons coups sont autant de façons de démontrer que la santé, la sécurité et le bien-être des employés nous tiennent à coeur.

Et la discipline ?

On me pose régulièrement la question : Tout cela est bien beau, mais que faire avec les récalcitrants, avec ceux qui s’entêtent à ne pas respecter les règles, même après de nombreux rappels ? Il y a deux réponses à cela.

Premièrement, il va de soi qu’on ne pourra jamais complètement se passer d’un processus disciplinaire. Cela constitue d’ailleurs l’une des exigences du devoir d’autorité inhérent à la diligence raisonnable. De plus, l’entreprise qui cherche à rehausser sa culture de SST ne peut pas se permettre de tolérer des manquements graves ou répétitifs aux comportements prescrits. Cela minerait sa crédibilité et anéantirait les efforts consentis jusque-là.

Par contre, on dit des sanctions disciplinaires qu’elles sont comme du sel : une petite pincée relève le gout, une trop grande quantité gâche tout. Il faut donc savoir en user avec discernement et circonspection. Documentation précise du processus, application juste et équitable, proportionnalité de la sanction par rapport à la gravité de la faute, augmentation progressive de la sévérité de la sanction, voilà autant de principes qui sont bien connus à ce sujet en matière de relations de travail, et il n’y a aucune raison qu’il en soit différemment en SST.

Ajoutons également qu’un autre principe fondamental s’applique ici, à savoir la présomption d’innocence. Une infraction à une règle de sécurité ne constitue pratiquement jamais un crime, et l’intention derrière cette infraction est rarement voire jamais malveillante. C’est pourquoi, dans une section précédente, il a été proposé d’adresser ce genre de situation avec une approche responsabilisante, c.-à-d. dans le cadre d’une discussion franche et ouverte faisant appel à l’intelligence du travailleur pour trouver une solution satisfaisante pour toutes les parties.

La deuxième réponse est en fait une bonne nouvelle. En effet, l’expérience démontre que les entreprises qui ont mis la patience et les efforts nécessaires pour améliorer le volet SST de leur culture ont généralement constaté le phénomène suivant. La majorité silencieuse est devenue moins silencieuse. La force des normes de groupe a fini par se faire sentir. En d’autres termes, ce sont les équipes naturelles qui finissent par prendre les récalcitrants en charge et les ramener dans le droit chemin. Alors plus besoin de jouer à la police, c’est le groupe qui s’en charge. Le superviseur devient donc plus libre de jouer son rôle de coach.

Conclusion

Qu’elle en soit consciente ou non, toute organisation a une culture. Plus le corpus de valeurs et de comportements partagés est grand, plus forte est la culture. Plus grand est le nombre de membres de l’organisation qui adhèrent à ces valeurs et comportements, plus forte est la culture.

Dans l’article précédent (2), il était mentionné que la culture de SST est en fait une déclinaison de la culture organisationnelle. Il n’existe pas comme telle une culture de SST. C’est pourquoi le présent article s’intitule Intégrer la SST à la culture et non pas Instaurer une culture de SST. La véritable question est : est-ce que la SST fait partie des valeurs de l’organisation ? Au fait, de quelle(s) valeur(s) s’agit-il ? Car la SST n’est pas une valeur en soi. Elle serait plutôt la manifestation visible des valeurs suivantes : respect, bienveillance, civilité, entraide, esprit d’équipe et souci du bienêtre des autres. Une valeur, en soi, c’est intangible, mais il suffit d’une bonne tournée d’usine pour savoir dans quelle mesure ces valeurs font partie de la culture de l’organisation…