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ORGANISATION DU TRAVAIL

LE MULTICULTURALISME EN CONTEXTE DE TRAVAIL AU QUÉBEC
L’entreprise mondialisée

Rainer Ricardo1

Yaniel Torres2

Le milieu entrepreneurial du Québec nécessite de la force productive immigrante, qu’elle soit saisonnière ou à caractère permanent. Si le Québec veut rester compétitif dans l’économie mondialisée du 21e siècle et maintenir un taux de croissance pour le moins significatif, il faut donc attirer et retenir une force de travail qui soit à la fois compétente et innovatrice.

À l’avenir, une bonne partie de cette force productive sera constituée des personnes immigrantes provenant des quatre coins de la planète. À vrai dire, les entreprises québécoises se mondialisent. Elles deviennent pour ainsi dire « multiculturelles ».

La problématique

Selon l’Institut de la statistique du Québec, le nombre de personnes immigrantes âgées de 15 ans et plus s’élevait à environ 1 065 600 en 2017. Ce chiffre représente environ 15 % de la population âgée de 15 ans et plus sur le territoire québécois (1). Ces statistiques montrent clairement que la force productive immigrante au Québec est appelée à jouer un rôle de plus en plus critique au fur et à mesure que les générations du babyboum quitteront le marché du travail (Figure 1). Et même si le taux de natalité augmente dans les prochaines années, il y aurait tout de même un fossé générationnel qu’il faudrait combler en faisant appel à la force de travail venant de l’extérieur de la province.

Comme solution à cette problématique, les entreprises québécoises pourraient délocaliser leur production (2). Toutefois, cette initiative est vouée à l’échec si l’on tient compte que la délocalisation de la production s’est avérée surtout néfaste pour le développement économique national et régional. Qui plus est, la délocalisation de l’activité productive se double de la délocalisation des emplois. Aux États-Unis, l’administration de Donald Trump a presque forcé les entreprises américaines à relocaliser leurs activités productives en sol  américain (3).

Si le chemin de la délocalisation s’avère contreproductif sur le long terme, la compétitivité économique du secteur entrepreneurial au Québec reposera sans aucun doute sur l’exploitation de la force productive immigrante. Dans un tel contexte, il faut se rendre à l’évidence que pour profiter du réel potentiel productif des travailleurs immigrants, les entreprises québécoises, tout comme le Gouvernement du Québec, devront innover et investir davantage de ressources dans le développement des compétences professionnelles et personnelles chez les nouveaux arrivants, et ce, au sein même de l’entreprise.

Portraits des nouveaux arrivants

Comme toute société industrialisée à l’ère de la mondialisation, le Québec offre un bon nombre d’opportunités aux personnes qui quittent leurs pays en quête d’un avenir meilleur pour elles-mêmes et les membres de leurs familles. La question de la migration est en elle même complexe, car il s’agit d’une population très hétérogène. Les immigrants n’ont pas tous le même parcours de vie et ne jouissent pas du même statut migratoire. Ils diffèrent en termes culturels, personnels, professionnels, économiques, sociaux, etc. Pour faire face à cette transformation démographique en milieu professionnel, les entreprises québécoises devront accepter et relever le défi de leur propre « mondialisation », laquelle s’exprime principalement par la présence d’une force productive « multiculturelle ». Adopter les bonnes attitudes devant un tel défi peut s’avérer très bénéfique sur le long terme.

Mais, il faut prendre tout d’abord conscience que les personnes immigrantes ne sont pas réellement averties des obstacles qu’elles rencontrent dans leur parcours migratoire. Le processus d’intégration à une nouvelle société n’est pas une affaire de quelques jours, des mois, ou des années. Ce processus peut à bien des égards être douloureux et exigeant sur le plan émotionnel, voire psychologique. L’intégration au marché du travail peut aussi s’avérer une tâche très ardue, particulièrement lorsque les expériences professionnelles précédentes semblent insuffisantes, la maitrise de la langue d’accueil est déficiente, et les compétences personnelles et professionnelles adaptées au nouveau contexte sont sous-développées. La force de travail immigrante, si elle peut s’avérer productive sur le long terme, n’est que potentialité au début du parcours migratoire. Pour que cette potentialité puisse s’exprimer concrètement, il faut que le contexte social et professionnel envoie les signaux appropriés et que les récepteurs soient en mesure de les interpréter correctement. Sans cela, le Québec est en train de se priver d’une force productive pouvant contribuer considérablement au développement économique et social du Québec.

Des difficultés particulières, hétérogènes et intersectionnelles

Les travailleurs immigrants font face à des difficultés particulières, hétérogènes et intersectionnelles. Ils composent ainsi une population vulnérable sur le marché du travail. Selon un rapport de recherche émis par l’IRSST (4), les travailleurs immigrants peinent à s’intégrer convenablement au marché du travail canadien pour des raisons aussi diverses que complexes. Le rapport conclut que :

En ce qui concerne la situation des immigrants sur le marché du travail, les études constatent qu’ils ont une plus grande difficulté d’intégration sur le marché du travail que la population née au Canada. En plus de méconnaitre le marché du travail canadien, leur expérience de travail, leurs titres de compétence ou leurs diplômes sont rarement reconnus. À ces facteurs pouvant expliquer les difficultés qu’éprouvent les immigrants, s’ajoutent aussi les barrières linguistiques et culturelles. 

Le rapport souligne aussi que la recherche sur ces problématiques est encore à un stade initial et que peu d’études quantitatives se sont intéressées aux risques spécifiques auxquels les travailleurs immigrants devront faire face dans le processus d’intégration professionnelle. Une autre étude, publiée en 2009, montre par ailleurs que les travailleurs immigrants souffrent plus d’accidents nécessitants d’une intervention médicale que les travailleurs nés au Canada, surtout dans les premières 5 années d’insertion professionnelle (5). Smith et Mustard soulignent dans une autre étude (6) que les barrières linguistiques et culturelles, ainsi que la faible connaissance des droits et des normes associés au milieu du travail, sont des facteurs contribuant à la récurrence des accidents de travail et, par conséquent, à la vulnérabilité des travailleurs immigrants. À cela il faut ajouter que ces mêmes facteurs peuvent avoir une influence sur la récurrence d’autres problématiques de nature plus sociale, comme le harcèlement à caractère professionnel et sexuel, l’absentéisme, la démotivation, les conflits interpersonnels, et bien d’autres.

Les enjeux culturels

Au-delà de sa dimension productive, il faut reconnaitre que l’entreprise est un milieu social traversé par des problématiques essentiellement sociales, voire même politiques. Sur ce plan, les structures organisationnelles qui définissent les entreprises québécoises à l’ère de la mondialisation ont été érigées pour représenter une certaine conception du monde, voire de la communication en contexte professionnel, des rapports interpersonnels et hiérarchiques, des relations femmes-hommes, de la perception des risques, etc. Bien que la notion de culture soit difficile à définir et à mesurer, surtout lorsqu’elle est considérée comme une variable indépendante, il faut tout de même reconnaitre que tous les éléments soulignés ont une composante culturelle. Par conséquent, le multiculturalisme qui définit aujourd’hui l’activité productive au Québec amène avec lui son lot des problématiques à la fois de nature professionnelle, sociale et interpersonnelle.

On doit saluer les initiatives mises en place par le Gouvernement du Québec pour pallier ces problématiques. La francisation en contexte de travail est un pas dans la bonne direction. Évidemment, les travailleurs immigrants ont besoin d’apprendre le français afin de pouvoir intégrer le marché du travail et exécuter les responsabilités et les obligations associées à leur milieu de travail. Toutefois, la francisation des travailleurs immigrants en contexte de travail est une initiative unidirectionnelle en ce qu’elle cible un groupe spécifique au sein de l’entreprise : les non-francophones. Or, comme précité, l’entreprise est une entité complexe en soit et, aujourd’hui, elle se définit aussi par son hétérogénéité multiculturelle. Dans un tel contexte, toute intervention auprès des travailleurs immigrants requiert de la mobilisation d’une approche intégrée, holistique et intersectionnelle, de sorte que l’on favorise à la fois l’intégration des immigrants au marché du travail, à l’entreprise, et à la société québécoise et ses valeurs fondamentales. Cette initiative devrait se doubler d’un programme de sensibilisation et de formation adressé aux travailleurs francophones afin qu’ils puissent prendre conscience des défis qui s’imposent dans un contexte professionnel multiculturel.

Des alternatives afin de faire face à un si grand défi

La première alternative consiste à élargir l’ingénierie classique aux sciences sociales, en particulier le domaine de la Santé et de la Sécurité au Travail. La prémisse de départ est que les sciences sociales peuvent apporter considérablement à ce domaine de l’ingénierie classique, parce qu’elles sont mieux outillées théoriquement et méthodologiquement pour étudier les éléments sociaux qui influent sur le milieu de travail et l’activité productive au sein des entreprises québécoises mondialisées. Si l’on considère l’entreprise dans une perspective sociologique, il est évident que l’on peut mettre à profit la recherche touchant des facteurs comme la culture, les relations femmes-hommes, le multiculturalisme, la résolution des conflits, la communication, etc. Nous définissons cette démarche comme une forme d’ingénierie sociale en contexte de travail, laquelle réfère à la volonté et aux initiatives mises en place par des êtres humains dans le but de construire un environnement de travail propice à la satisfaction de leurs besoins et de leurs droits fondamentaux. Cette forme d’ingénierie viendrait compléter l’ingénierie technique en tant que dimension de la créativité humaine centrée sur l’application des avancées techniques à l’activité productive.

La seconde alternative que nous proposons ici est plus pragmatique. Il s’agit plus précisément de mettre sur pied un programme des formations en contexte de travail qui s’adresserait à la fois aux travailleurs québécois d’ici et d’ailleurs et qui aborderait des thématiques aussi diverses que le multiculturalisme, la résolution des conflits en contexte de travail, les droits des travailleurs et les normes du travail, le perfectionnement linguistique, l’intégration culturelle, sociale et professionnelle, etc. Cette initiative est en conformité avec le souhait exprimé par le Gouvernement du Québec dans l’article 10 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (7), et qui touche à la responsabilité des entreprises québécoises lorsqu’il s’agit d’investir dans le développement des compétences de leurs travailleurs sur tout ce qui est relié avec le travail et le milieu de travail.


1 – Rainer Ricardo – M.A, CANDIDAT AU DOCTORAT EN SCIENCES POLITIQUES,
UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL [rai.ricard@gmail.com]

2 – Yaniel Torres – ING, M.ING, M. SC., COFONDATEUR DU RÉSEAU D’ÉCHANGE EN
SANTÉ, SÉCURITÉ ET ENVIRONNEMENT (RESSE) [yanieltm@yahoo.es]

Références bibliographiques

  1. Demers, Marc-André. (2018). Regard sur l’apport grandissant de la
    population immigrante au marché du travail québécois, Flash-Info,
    juillet 2018, Institut de la Statistique du Québec, p. 12-21.
    2. Bergeron, Patrice. La délocalisation peut être une bonne chose, affirme
    François Legault , La Presse Canadienne, 5 juin 2019.
    3. Clary, Timothy A. Trump menace les entreprises qui souhaitent quitter
    les États-Unis, La Presse Canadienne, 1 décembre 2016 (consulté le
    6 juin 2019).
    4. Prud’homme P., Marc-Antoine Busque, Duguay P., Daniel Côté. (2015).
    Travailleurs immigrants et la SST au Québec : état des connaissances
    statistique et recension des sources de données, Rapport R-890 de
    l’IRSST.
    5. Smith, P. et Mustard, C. Comparing the risk of work-related injuries
    between immigrants to Canada and Canadian-born labour market
    participants, Occupationnal Environment Medicine, (2009), vol. 66,
    no 6, p. 361 – 367.
    6. Smith, P. et Mustard, C. The unequal distribution of occupational
    health and safety risks among immigrants to Canada compared to
    Canadian-born labour market participants : 1993 – 2005, Safety
    Science, (2010), vol. 48, no 10, p. 1296 – 1303.
    7. Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST) (L.R.Q., c.S-2.1)
    [http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cs/S-2.1/].