MOT DU RÉDACTEUR SCIENTIFIQUE Divergence et transparence


MOT DU RÉDACTEUR SCIENTIFIQUE Divergence et transparence

Michel Gérin

Il n’échappe pas au commun des mortels que les scientifiques ne sont pas toujours d’accord entre eux, même dans les sciences dites exactes. Dans notre domaine santé-travail-environnement, c’est monnaie courante : pensons aux controverses passées ou récentes concernant l’évaluation des effets nocifs de tel ou tel agent ou groupe d’agents : amiante, formaldéhyde, perturbateurs endocriniens… pour n’en citer que quelques-uns. C’est un fait que des experts chargés de l’interprétation des mêmes études scientifiques peuvent en arriver à des conclusions divergentes. Plusieurs facteurs contribuent à ces désaccords : complexité et nature multidisciplinaire des études, incertitudes associées à certaines données ou méthodologies, règles différentes d’élaboration de la preuve, niveaux variables de qualification des experts…

J’ai une longue expérience au sein des groupes de travail du programme des monographies du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC ou IARC). Cette agence de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) se prononce sur la cancérogénicité pour l’humain de divers agents rencontrés dans nos milieux. J’ai observé que les conclusions de ces groupes ad hoc d’experts sont dans la très grande majorité le résultat d’un consensus au sein de la vingtaine de membres qui les constituent. Ce consensus résulte d’un examen et d’une discussion très approfondis du même ensemble de publications. S’il y a des divergences qui persistent après discussion, les lignes directrices du CIRC recommandent explicitement leur expression : « En cas de différences significatives d’interprétation scientifique entre les membres d’un groupe de travail, sont inclus un bref résumé des interprétations de rechange, leur justification scientifique et une indication du degré d’appui de chaque interprétation. » (1) Ce fut le cas notamment lors de l’examen de la cancérogénicité des champs électromagnétiques de type radiofréquence. Une minorité de membres étaient d’avis que la preuve épidémiologique était « inadéquate », alors que la majorité y voyait une preuve « limitée », et c’est cette interprétation majoritaire qui a mené à une classification comme groupe 2B, « peut-être cancérogène pour l’Homme », plutôt que le beaucoup plus faible groupe 3, « in classable », qui aurait résulté si l’opinion minoritaire avait prévalu (2). Cette opinion minoritaire a cependant été dûment mise en évidence dans la conclusion de la monographie.

Cette tendance n’est pas isolée. Ainsi, un avis récent de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, alimentation, environnement, travail (Anses, France) rappelle le contexte français sur la prise en compte des positions minoritaires au sein des groupes d’experts. On peut y lire : « l’émergence d’une opinion divergente ne constitue pas un affaiblissement de la portée d‘un avis » et « l’incertitude est source de controverses qu’il convient d’assumer comme une composante inhérente à l’expertise ». Le code de déontologie de l’expertise de l’Anses prescrit par ailleurs que si des positions minoritaires persistent après débat, l’Agence en fasse état in extenso dans les avis rendus publics (3).

Plutôt que de renforcer le cynisme du public quant aux experts, cette reconnaissance explicite de la divergence doit plutôt être vue comme rehaussant la crédibilité de leurs avis et renforçant le respect qui leur est dû face à la complexité de leurs tâches.


Références bibliographiques

1.  IARC (2006), Preamble, IARC Monographs on the Evaluation of Carcinogenic Risks to Humans, [http://monographs.iarc.fr/ENG/ Preamble/index.php]

2.  IARC (2013), IARC Monographs on the Evaluation of Carcinogenic Risks to Humans. Vol 102, [http://monographs.iarc.fr/ENG/ Monographs/vol102/mono102.pdf]

3.  Anses (2016), Comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêt. Avis 2016-2, [https ://www.anses.fr/fr/system/files/ DEON-Ft-2016002.pdf]

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