Pour une culture en SST La responsabilisation


Pour une culture en SST La responsabilisation

Une brasserie qu’on ne nommera pas, mais vous avez 50 bonnes raisons de la reconnaitre, a eu un coup de génie dans la première moitié des années 1980. Ça s’appelait le Club des Débrouillards 50. La brasserie en question demandait aux gens du public de lui soumettre les bonnes idées qu’ils avaient eues pour résoudre toutes sortes de petits problèmes de la vie quotidienne ou pour se faciliter la vie ou le travail. Les meilleures idées étaient ensuite reprises dans les annonces publicitaires de la brasserie.

Michel Pérusse

Le concept est en fait assez simple. L’entreprise faisait un vote de confiance dans l’ingéniosité des gens ordinaires, et les résultats lui ont donné raison. Il est intéressant de constater que les Grands Prix de la Commission des normes, de l’équité et de la santé et sécurité au travail (CNESST) vont exactement dans le même sens. La plupart, sinon la totalité, des réalisations primées ont débuté par une bonne idée proposée par un travailleur.

Les initiatives de sécurité

Dans ses travaux de recherche, le professeur Marcel Simard, de l’École des Relations industrielles de l’Université de Montréal, précise qu’il y a en fait deux grandes catégories de comportements sécuritaires.

Premièrement, il y a les comportements prescrits. Dans cette catégorie on retrouve le respect des règlements, l’obéissance aux directives, l’application des méthodes prescrites de travail, le port des équipements de protection individuelle (ÉPI), et toute autre forme de comportements édictés par l’entreprise.

Deuxièmement, il y a les initiatives de sécurité. Dans cette catégorie on retrouve, par exemple, un travailleur qui prend sur lui de corriger une situation non conforme, un travailleur qui s’offre spontanément pour donner un coup de main à son collègue qui force trop, un vétéran qui prend un petit nouveau sous son aile pour lui apprendre les trucs du métier, ou encore un travailleur qui rappelle poliment à un collègue de respecter un règlement ou de porter ses ÉPIs, entre autres. En somme, cette catégorie comprend tous les comportements qui n’apparaissent dans aucun manuel de règlements, mais qui contribuent largement à rendre un milieu de travail plus sécuritaire.

Les travaux du professeur Simard indiquent de plus que ce sont les initiatives de sécurité qui produisent les résultats les plus probants. Précisons tout de suite que les comportements prescrits sont nécessaires, voire obligatoires; d’ailleurs plusieurs de ces comportements prescrits font l’objet d’articles légaux ou règlementaires. Par contre, les entreprises qui ne misent que sur l’application des comportements prescrits ne sont pas celles qui ont les meilleurs résultats en matière de santé et de sécurité au travail (SST). Les meilleurs résultats sont atteints par les organisations qui ont en plus la sagesse de miser sur le talent, les compétences et les bonnes idées de leurs employés.

Le professeur Simard mentionne également que, dans les entreprises qui favorisent et valorisent les initiatives de sécurité, on observe un phénomène intéressant: les gens prennent l’initiative de se conformer aux comportements prescrits. En d’autres mots, les gens respectent les règlements et portent les ÉPIs non pas pour éviter les sanctions, non pas pour plaire au patron, mais bien parce qu’ils assument la responsabilité de se protéger. Il est courant de les entendre dire des phrases comme: Après tout, ce sont mes yeux ou mes oreilles, mes doigts, etc.

La responsabilisation

Beaucoup d’entreprises se plaignent que leurs employés ne semblent pas se soucier de leur propre sécurité. Une question souvent entendue: Comment faire pour que les employés pensent sécurité en tout temps?

Le problème est le suivant. En insistant trop sur les comportements prescrits, l’entreprise passe à ses employés un drôle de message. C’est comme si elle leur disait de suivre les directives sans se poser de questions. Paradoxalement, en voulant faire de la sécurité et tout en espérant que les employés soient vigilants, l’entreprise crée un contexte qui fait en sorte que la seule forme de pensée en matière de sécurité c’est l’obéissance.

Il convient de signaler au passage qu’il s’agit là d’une des caractéristiques d’une culture dite accommodante en matière de SST (2). C’est également ce que Vernon Bradley, gestionnaire de la compagnie DuPont de Nemours et auteur de la courbe qui porte son nom, appelle le stade de dépendance en matière de maturité de la culture SST (3).

Alors, comment briser le paradoxe décrit ci-haut? Tel que sous-entendu dans la section précédente, la réponse se trouve entre autres dans les travaux du professeur Simard. Il faut miser sur et encourager l’initiative des gens. Il faut créer un contexte qui favorise ces initiatives. En l’occurrence, le concept fondamental est celui de responsabilisation.

Attention: par responsabilisation, il n’est pas question de tenir la victime responsable de son accident. Ça c’est de la recherche de coupable, et non pas de la réelle responsabilisation. Pour dissiper la confusion, avec mon collègue de l’époque Gilles Normandeau (1), nous avons formulé la définition suivante de la responsabilisation.

Responsabiliser les employés c’est recourir d’une manière accrue à l’intelligence des membres de son personnel pour qu’ils prennent des initiatives justifiées pour pallier les situations dangereuses dans leur milieu de travail, initiatives dont ils seront éventuellement tenus imputables et donc pour lesquelles on leur aura confié le pouvoir nécessaire.

Les points importants à retenir de cette définition sont les suivants.

1.Le recours à l’intelligence des gens va dans le même sens que les initiatives préconisées par le professeur Simard, que le Club des Débrouillards 50 et que les Grands Prix de la CNESST.
2.Ces initiatives visent à contrer, préférablement éliminer, dans toute la mesure du possible, les situations dangereuses dans leur environnement de travail et c’est ça, la véritable prise en charge.
3.Évidemment les employés qui veulent éliminer un danger ou atténuer un risque n’ont pas nécessairement tous les moyens nécessaires à leur disposition. C’est pourquoi il est question de leur confier du pouvoir, c’est-à-dire de leur confier l’autorité décisionnelle sur les ressources nécessaires à la réalisation de leur initiative ou de leur suggestion d’amélioration. Évidemment cela nécessite de la part du supérieur immédiat une bonne dose de confiance et de la délégation. Ce point sera repris plus loin.
4.L’expression être responsable de vient du verbe latin Respondere et comme sa racine, l’expression a deux sens majeurs. Premièrement, ça veut dire prendre charge de, s’occuper de; mais ça veut aussi dire répondre de, rendre des comptes à propos de. C’est normal que, si on confie des ressources à quelqu’un, on s’attend que ces ressources soient utilisées pour le projet mutuellement convenu. La notion d’imputabilité fait donc référence à la nécessité de démontrer que les ressources qui ont été confiées ont été utilisées à bon escient.

Ce qui est recherché ici est une véritable implication active des employés, fondée sur leur capacité de raisonner, d’avoir des idées, de prendre des initiatives. L’implication active des employés est, avec l’engagement visible de la direction, l’une des deux conditions de succès en SST qui font pratiquement l’unanimité dans la littérature spécialisée.

Ce recours à l’intelligence des employés est l’une des caractéristiques de la culture dite pro active lorsqu’on analyse la culture SST dans une perspective de développement durable (2). C’est ce que Bradley (3) appelle le stade d’indépendance dans la culture de SST. Cette indépendance ne veut pas dire l’abandon des normes et des règles. La confiance accordée aux employés fait plutôt en sorte qu’ils assument alors un rôle actif dans la démarche de prévention, en fournissant des idées de mesures correctives ou en proposant des améliorations aux méthodes de travail, par exemple.

La responsabilisation ne veut pas dire non plus que les gestionnaires abdiquent leur responsabilité en matière de SST. L’intégration de la SST dans la ligne hiérarchique est la seule façon viable de faire de la prévention, et dans ce contexte les gestionnaires sont, et demeureront toujours, les ultimes responsables des résultats dans l’entreprise.

Une culture de SST

Il y a entre autres deux critères pour savoir si on se trouve dans une entreprise qui a une véritable culture de SST. Prenons la mise en situation suivante: en marchant dans l’entreprise, on remarque un travailleur qui s’apprête à meuler une pièce de métal sans se protéger.

• Premier critère: un collègue lui rappelle gentiment de se protéger, ce qui peut être par un simple signe de la main.

• Deuxième critère, et peut-être le plus important: le travailleur interpelé obtempère et lève le pouce vers le plafond plutôt que le majeur… Dans une telle situation, force est de constater qu’il y a de l’entraide, de l’esprit d’équipe dans ce département. Une valeur, ça ne se voit  pas, mais clairement dans ce cas de figure, la valeur sécurité est partagée dans l’équipe et on peut en voir le résultat, l’expression, la manifestation. Une autre manifestation de la valeur sécurité qui ne trompe pas: une qualité impeccable de tenue des lieux. En fournissant un milieu de travail propre et sécuritaire, la direction passe implicitement à ses employés le message qu’elle les respecte, qu’elle prend leur bienêtre à cœur.

Alors qu’est-ce que c’est qu’une culture de SST? Précisons d’entrée de jeu qu’elle est une déclinaison de la culture organisationnelle de l’entreprise. Alors qu’est-ce qu’une culture organisationnelle? Edgar Schein, une sommité en matière de culture organisationnelle, fournit cette définition (4):

La culture organisationnelle est un ensemble de principes de base appris par un groupe lors de la résolution de ses problèmes d’adaptation externe et d’intégration interne, qui ont fonctionné suffisamment bien pour être considérés comme valides et qui, par conséquent, doivent être enseignés aux nouveaux membres comme la manière appropriée de percevoir, de réfléchir et de ressentir relativement à ces problèmes. Il existe diverses autres définitions, mais celle-ci est suffisamment explicite aux fins de la présente discussion.

Plusieurs éléments de cette définition sont importants à souligner

1.D’abord, Schein parle de principes de base. D’autres auteurs parlent également de valeurs, d’attitudes, d’habitudes et de comportements. Plus ce corpus de croyances partagées par les membres de l’organisation est important, plus la culture est forte et plus la culture est forte, plus son influence sur les comportements des membres l’est aussi.
2.De plus, cette définition fait ressortir le fait qu’une culture organisationnelle est le fruit d’un certain apprentissage de la part de l’organisation. Au fil du temps l’entreprise découvre des façons de s’adapter, des moyens de résoudre divers types de problèmes. Ces façons apprises sont retenues et formalisées.
3.La culture organisationnelle a deux grandes fonctions. La première est l’adaptation externe. La culture organisationnelle sert en quelque sorte de mémoire collective de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas dans un environnement de plus en plus complexe. Cette première fonction a peu d’incidence sur la SST, sauf peut-être lorsque les entreprises performantes en SST découvrent que leur bonne performance en SST devient un facteur d’attraction et de rétention de la main d’œuvre ou un avantage compétitif.
4.La deuxième grande fonction, plus directement pertinente à la SST, c’est celle de l’intégration interne qui est transmise de diverses façons aux nouveaux équipiers par mentorat, par les normes de groupe, par l’exemple, par le discours, etc. La culture sert à faire comprendre quelles façons de penser et de se comporter sont adéquates et lesquelles ne le sont pas.

Alors si on applique cette définition à la culture de SST, on comprend facilement qu’un nouvel employé est imprégné des valeurs ambiantes dans l’organisation. Si la valeur prédominante est à la prise de risque, le nouvel employé abandonnera progressivement ses comportements de prudence. Au contraire, si la valeur prédominante est celle de la sécurité, le nouvel équipier sera progressivement vers un comportement sécuritaire.

Peu de choses sont plus puissantes que les normes ou valeurs informelles d’un groupe. Le nouvel équipier qui voudra se faire accepter modèlera donc son comportement en fonction des valeurs et attentes de son groupe. Lorsque, comme dans le cas des figures décrites plus haut, ce sont les membres de l’équipe qui veillent les uns sur les autres, on peut alors vraiment dire qu’on a une culture de sécurité.

Dans la perspective de développement durable, on donne à une telle culture le nom de génératrice (2). Dans ce contexte, et en ligne avec la notion d’adaptation externe incluse dans la définition ci-haut, les entreprises où on retrouve une telle culture tendent à la propager à leurs partenaires, à leurs fournisseurs, à leurs clients, à leurs sous-traitants et parfois même à leur communauté ambiante. Ces entreprises ont compris que les bons résultats en matière de SST ne sont pas le fruit du hasard. Ils ne sont pas non plus produits par les seuls efforts des seuls professionnels en SST. Les résultats probants et durables émanent d’un travail d’équipe, des efforts coordonnés de tous les acteurs impliqués directement ou indirectement. Une chaine n’est jamais plus forte que le plus faible de ses maillons. Il suffit qu’une seule catégorie d’acteurs omette de respecter ses responsabilités pour que la chaine se casse et que lesrésultats s’effritent, parfois d’une façon dramatique.

C’est pourquoi on voit de plus en plus dans la littérature le concept de responsabilités partagées (en anglais shared responsibilities). C’est cette même ligne de pensée qui a amené le Ministère du Travail de l’Ontario (5) à promulguer l’Internal Responsibility System, qui définit des rôles et responsabilités en matière de SST pour tous les acteurs à tous les niveaux hiérarchiques dans l’entreprise. C’est cette étroite collaboration nécessaire entre tous les acteurs que Bradley (3) appelle le stade d’interdépendance. Entraide et travail d’équipe sont des valeurs fondamentales dans une saine culture de SST.

Conditions nécessaires

Évidemment, pour pouvoir miser sur les bonnes idées, sur les initiatives et sur la responsabilisation de ses travailleurs, l’entreprise doit adopter un style de gestion approprié. Ce style de gestion se manifeste de plusieurs façons, mais particulièrement de deux manières observables.

• Premièrement, la direction manifeste clairement, par son comportement, que pour elle aussi la sécurité est une valeur. Il faudrait dire en fait qu’elle considère ses employés comme un atout précieux, qu’elle est soucieuse de les respecter et de respecter leur santé, leur sécurité et leur bienêtre. La principale valeur en cause ici est en fait le respect. Tel que mentionné plus haut, l’engagement actif de la direction est, avec l’implication active des employés, l’autre condition de succès reconnue pratiquement de façon unanime. Alors la présence active de la direction sur le plancher pour discuter de sécurité avec les employés est la principale manifestation de ce comportement de respect. Bien sûr, la suite logique c’est que les idées et suggestions des employés, quand elles sont applicables, sont mises en œuvre.

• Deuxièmement, on comprend rapidement que le management autocratique ne peut pas atteindre les résultats escomptés. La délégation, la confiance aux employés, leur implication active dans la démarche de prévention appellent un style de gestion qui est aux antipodes du style autocratique. Pour que l’implication active des employés réussisse, les superviseurs doivent gérer comme des coachs plutôt que comme des policiers. Pour que les superviseurs gèrent comme des coachs, ils doivent être encouragés à le faire, et idéalement on doit les gérer de la même façon. Et ainsi de suite jusqu’en haut de la hiérarchie. On voit donc que l’amélioration de la culture de SST passe par l’adoption d’un style de gestion favorable à cette approche. Il est difficile, voire impossible, de gérer les opérations d’une façon et la SST différemment. On comprend donc mieux le postulat énoncé plus tôt à l’effet que la culture de SST est une souscatégorie, un reflet, une déclinaison de la culture organisationnelle.

Conclusion

Au fait, pourquoi est-ce si important que la SST fasse partie intégrante de la culture organisationnelle? Pourquoi une entreprise devrait-elle avoir une culture proactive ou génératrice en matière de SST?

De nombreuses entreprises ont vécu la même problématique. Elles ont fait des efforts pour mettre sur pied des activités comme des inspections, des enquêtes et autres, ainsi que des mécanismes comme un comité paritaire, des réunions de SST et un système incluant une structure, une politique, des définitions des rôles et responsabilités, etc.. Certaines ont même obtenu une certification de leur système de gestion de la SST par une tierce partie indépendante. Et pourtant, comme tout cela n’a pas été métabolisé jusque dans l’ADN de l’organisation, ça finit par s’essouffler, par perdre de la vigueur, et parfois même par s’éteindre.

C’est ici qu’intervient la culture organisationnelle. Comme le laisse entendre la définition fournie par Edgar Schein et citée plus tôt, la culture va servir à deux choses. Premièrement, comme elle représente un processus d’apprentissage collectif elle va favoriser l’ouverture d’esprit donc également l’apprentissage des meilleures pratiques. Et surtout, deuxièmement, comme ces pratiques auront été reconnues comme des solutions gagnantes, elles mériteront d’être enseignées aux nouveaux membres de l’organisation, tant gestionnaires que travailleurs. C’est donc la culture qui va assurer la pérennité des pratiques qui auront été identifiées comme des solutions gagnantes, et donc qui garantira les meilleures chances possibles de pérennité des bons résultats.

Cette garantie est elle absolue? Rien n’est 100% garanti, particulièrement en ce qui concerne les pratiques organisationnelles. Même de grandes entreprises ayant une excellente réputation en matière de culture de SST ont eu leurs moments de relâchement. Ça ne veut pas dire pour autant que la recette n’est pas bonne, qu’il n’est pas important de se doter d’une solide culture de SST.

D’ailleurs, préférez-vous travailler dans un milieu où règnent l’indifférence et la dissension, ou dans un milieu où prédominent le travail d’équipe et l’entraide? Poser la question c’est y répondre, non?