Travail répétitif – L’automatisation, unique solution ?


Travail répétitif – L’automatisation, unique solution ?

Lorsqu’une entreprise est confrontée à des problèmes de troubles musculosquelettiques largement répandus chez sa population d’opératrices sur machines, on y voit souvent l’automatisation comme étant l’unique issue. Or, automatiser les machines comporte un cout largement au-dessus des moyens des petites entreprises. Une amélioration des conditions du travail est-elle alors possible ?

Mayssa Chiha

L’intervention fait suite à une demande du responsable SST dans le cadre d’une démarche d’amélioration continue. Il s’agit d’une entreprise de taille moyenne, spécialisée dans la production et la commercialisation de produits cryogéniques dont les clients vont des entreprises pharmaceutiques aux chaines de la grande distribution alimentaire. Les produits principaux sont des bouteilles et des sacs contenant le gel cryogénique. L’entreprise emploie une cinquantaine d’employés permanents et a recours à une agence de placement par intérim pour répondre à des commandes aléatoires, créant un grand roulement de personnel au sein du département de production. Le personnel est représenté par autant de femmes que d’hommes, les femmes aux postes d’opératrices de machine et les hommes aux postes de manutentionnaires ou responsables des livraisons.

Le remplissage manuel est ciblé

La demande faisant partie d’une campagne d’amélioration continue, aucun poste n’était ciblé au début de l’intervention. Après des observations préliminaires, des entretiens individuels et un recueil des douleurs par questionnaire (1), quatre postes de remplissage manuel ont été sélectionnés avec l’aval de la direction.

Les opératrices des machines de remplissage sont exclusivement des femmes, dont quatre sont permanentes. L’enquête révèle que les douleurs caractéristiques se situent au niveau de la hanche et du poignet gauche et que celles-ci ont occasionné des congés de maladie chez deux opératrices. Des douleurs diffuses dans la région lombaire, au cou et à l’épaule gauche paraissent aussi très communes. Cette situation empêche l’atteinte des niveaux de production exigés.

Cette intervention visera donc principalement à réduire les douleurs en agissant sur la fréquence et l’amplitude des postures contraignantes. Une investigation approfondie des postes de remplissage manuel devient donc nécessaire et comprend: des séances de verbalisation simultanée, des chroniques d’évènements, des chroniques d’opérations, des séances d’autoconfrontation, de simulations et d’expérimentation de prototype sur le terrain (2).

Utilité du poste de remplissage manuel

Ce poste sert à produire des bouteilles remplies de gel cryogénique et à les déposer dans des boites prêtes pour l’expédition.

On appellera cycle les opérations effectuées depuis la prise de la bouteille vide, jusqu’à son dépôt dans la boite. La durée d’un cycle est de sept secondes en moyenne et varie selon le volume de la bouteille. Durant un quart de travail, une production de 120 à 180 boites est exigée, soit 1920 à 2880 bouteilles par opératrice, selon le volume des bouteilles.

Remplissage: anticipation et simultanéité

On peut décomposer le remplissage en quatre étapes décrites au tableau 1. Lors du remplissage, on remarque que l’opératrice fait preuve d’anticipation: tout au long du cycle, elle est toujours mentalement un pas en avant de l’opération courante. De plus, elle recourt à la stratégie de la simultanéité : les mains droite et gauche sont en action en même temps, occupées à des opérations différentes. Lors de l’étape 2 par exemple, l’opératrice effectue trois opérations simultanément. Il s’agit d’une stratégie d’adaptation développée par les opératrices expérimentées. Elle  permet d’acquérir une rapidité des gestes et de travailler selon une cadence impossible à atteindre pour les opératrices nouvellement engagées, qui vivent alors beaucoup de stress.

Épaules et poignets très sollicités

Le tableau 2 décrit les postures des membres supérieurs et du tronc lors du dépôt d’une bouteille remplie dans la boite d’expédition. L’analyse montre que cette activité est celle qui sollicite le plus l’épaule et le poignet. Elle demande le plus d’efforts aussi.

Sachant que chaque opératrice produit en moyenne 2400 bouteilles durant son quart de travail, l’opération de dépôt entraine une hypersollicitation de l’épaule avec des mouvements répétitifs d’abduction, de surélévation et de rotation vers l’arrière.

La plupart des opératrices ont recours à l’épaule gauche pour effectuer le mouvement vers l’arrière, accompagné d’une torsion du tronc vers la gauche. Cela parait être une technique simple, mais elle est complexe et entraine une hypersollicitation importante du tronc et de l’épaule gauche. D’où la récurrence des douleurs dans la région lombaire et à l’épaule.

Pour diminuer l’effort de l’épaule, certaines opératrices utilisent le poignet afin d’accompagner le mouvement de dépôt qui demande de se tourner à gauche et légèrement vers l’arrière afin d’atteindre la boite d’expédition. C’est une technique qui permet de diminuer la sollicitation de l’épaule, mais elle n’est possible que si l’opératrice est de grande taille.

Une pédale accentue les sollicitations

L’appui sur la pédale enclenche l’ouverture du robinet et permet l’écoulement du gel dans la bouteille. S’il y a 2400 bouteilles à remplir par quart de travail, il y aura autant d’appuis sur la pédale. De plus, la pédale a la forme d’une boite creuse dans laquelle il faut insérer le pied pour appuyer, ce qui monopolise totalement le membre inférieur droit. Lorsque l’opératrice se tourne vers la gauche pour déposer la bouteille pleine, elle ne peut utiliser ses jambes comme appui pour prendre de l’élan et tourner, puisque le membre inférieur droit est coincé à l’intérieur de la pédale. Le haut du corps prend alors le relai pour le mouvement de rotation vers la gauche. Il s’en suit une torsion du tronc ainsi qu’une compression de la fesse gauche qui supporte tout le poids du corps durant ce mouvement.

Pistes de solutions

Cette analyse met donc en évidence, comme le montre le tableau 3, les sources d’inconfort des opératrices, les déterminants en cause et ouvre des pistes de solution. Les modifications à apporte au poste se sont construites autour de deux volets distincts, mais complémentaires : le réaménagement des composantes du poste et la conception d’une machine semi-automatisée pour le remplissage.

Réaménagement des composantes du poste

Dans la situation initiale, la bouchonneuse est placée à angle contre le mur, ne laissant pas de place pour avancer le convoyeur sur lequel l’opératrice dépose les bouteilles dans les boites d’expédition. Ceci l’oblige à faire un mouvement plus ou moins prononcé vers l’arrière pour déposer les bouteilles remplies dans les boites d’expédition.

La suggestion d’amélioration consiste à placer la bouchonneuse parfaitement alignée contre le mur, permettant ainsi de gagner assez d’espace pour avancer le convoyeur. Les boites sont désormais à gauche de l’opératrice minimisant le mouvement de rotation de l’épaule vers l’arrière. La hauteur du convoyeur est aussi légèrement abaissée pour diminuer le mouvement d’élévation de l’épaule.

Conception d’une machine semi-automatisée

Il s’agit de remplacer l’opération de remplissage manuel actionné par une pédale par un système de remplissage automatique simple. Un détecteur sensible repère la présence d’une bouteille et enclenche le remplissage en conséquence. Un autre détecteur capte le niveau de remplissage. Quel que soit le volume de la bouteille, lorsque le gel atteint un niveau fixe, le remplissage s’arrête automatiquement. La bouteille est ici déposée sur une plateforme, pour éliminer l’action de son maintien tout au long du remplissage.

Deux prototypes de la machine ont été construits avec la contribution des mécaniciens de l’entreprise et ont été expérimentés sur le terrain par les opératrices, en vue de la construction du prototype final. Les résultats montrent quatre avantages.
• L’élimination de la pédale permet de libérer les deux jambes et d’avoir une posture plus confortable.
• La libération des deux jambes permet l’appui sur les membres inférieurs pour effectuer un mouvement de rotation vers la gauche.
• Le remplissage automatique élimine la contrainte
de gestion de la durée de l’appui sur la pédale pour l’adapter au volume de la bouteille.
• La simultanéité des opérations n’est plus nécessaire puisque ce n’est plus l’opératrice qui effectue le remplissage. Ceci lui donne ainsi plus de liberté au niveau des deux mains.

Outre ces résultats directs, les améliorations apportent aussi un résultat indirect. En effet, il est désormais possible pour les nouvelles opératrices de s’adapter plus rapidement au poste. Au préalable, la gestion de l’appui sur la pédale pour doser la quantité de gel sortant sollicitait beaucoup d’attention. Cette attention accordée au remplissage empêchait d’atteindre les niveaux de production, mais surtout provoquait une charge cognitive considérable. Le remplissage automatique diminue la responsabilité de l’opératrice et induit moins de contraintes cognitives.

En conclusion

Pour diminuer les nombreuses contraintes physiques reliées aux postes de remplissage manuel dans cette entreprise, nous avons remplacé le remplissage actionné par pédale, par un remplissage automatique. Cette microautomatisation touche une seule opération du cycle de remplissage. Seul, ce changement aurait été très insuffisant pour diminuer les contraintes physiques et cognitives d’une activité manuelle répétitive. C’est pourquoi nous avons aussi procédé à un réaménagement des composantes du poste, améliorant l’accès de l’opératrice à ses outils de travail et diminuant la fréquence et l’amplitude de la sollicitation de l’épaule de même que la torsion du tronc.

Dans le contexte de cette entreprise, une automatisation totale de quatre postes est impossible compte tenu du cout du projet. L’automatisation d’une seule opération a été simple, facilement réalisable par le personnel de l’entreprise et non couteuse. L’intervention ergonomique a permis de définir d’autres solutions pour faciliter l’adaptation au poste dans le contexte d’un grand roulement de personnel, diminuant les autres contraintes physiques et cognitives. Il y a ainsi des compléments à l’automatisation, qui est sans doute insuffisante, à elle seule, pour diminuer les contraintes au travail.

Remerciements

L’auteure remercie Nicole Vézina et Élise Ledoux pour leur soutien formidable tout au long de cette intervention réalisée dans le cadre du stage final de la maitrise en ergonomie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), l’entreprise et les travailleurs pour leur précieuse collaboration, ainsi que Sylvie Ouellet et Marie Bellemare pour leurs commentaires pertinents lors de la rédaction de cet article.