Utilisation des prothèses auditives en milieu de travail bruyant


Utilisation des prothèses auditives en milieu de travail bruyant

Problématique, pratiques courantes et outils utilisés par les professionnels de la santé au Québec

Véronique Vaillancourt
Martine Gendron
Tony Leroux
Chantal Laroche
Pauline Fortier
Louise Paré
Christian Giguère
Jérémie Voix

Résumé

Un grand nombre de travailleurs exposés à des bruits nocifs au travail développent une surdité professionnelle. D’autres peuvent présenter une surdité d’origine non professionnelle alors que la population active vieillissante a plus de chance de souffrir d’une perte auditive. Le recours à des prothèses auditives est envisagé pour améliorer leurs capacités d’écoute et de communication au quotidien. La recommandation de porter ou non les prothèses auditives lorsque le travailleur se retrouve dans son milieu de travail bruyant ne fait toutefois pas l’unanimité, principalement en raison d’une crainte de sur-amplification qui augmenterait le risque d’atteinte à l’audition ou l’aggravation d’une surdité. Cette recherche visait à documenter, au Québec, la fréquence du port de prothèses auditives en milieu de travail bruyant, les pratiques et les outils utilisés par les professionnels de la santé face à cette problématique ainsi que les besoins exprimés par les travailleurs. Puisque la littérature scientifique contribue peu à documenter ce phénomène, un questionnaire a été élaboré et des groupes de discussion ont été animés. Le port de prothèses auditives en milieu de travail bruyant semble être une réalité fréquente au Québec. En effet, des 198 professionnels de la santé qui ont répondu au questionnaire, 84 % ont rapporté avoir été confrontés au moins une fois au cours des cinq dernières années à la situation où un travailleur, œuvrant dans un milieu bruyant, s’interrogeait sur la possibilité d’utiliser ses prothèses auditives au travail. Lors de discussions de groupe, les professionnels de la santé ont déploré le manque d’information en ce qui concerne les exigences auditives et les contextes sonores associés au poste de travail, la méconnaissance du rôle et des responsabilités des divers professionnels impliqués dans la prise en charge du travailleur, l’absence de méthodes de mesure valides du risque de suramplification et l’absence de protocoles clairs pour ajuster et évaluer l’efficacité des prothèses auditives en fonction des besoins d’écoute, de communication et de localisation sonore. Le port de prothèses auditives en milieu de travail bruyant au Québec est donc une réalité qui suscite plusieurs questionnements et qui mérite d’être davantage étudiée.

Mots clés : perte auditive, prothèses auditives, milieu de travail bruyant, suramplification, professionnels de la santé

Abstract

Use of hearing aids in noisy workplaces. Issues, current practices, and tools used by health professionals in Quebec A great number of workers exposed to hazardous noise levels in the workplace develop occupational hearing loss. Others can present with non occupational deafness and the aging workforce is more likely to suffer from hearing loss. The use of hearing aids is often recommended to improve their listening and communication skills on a daily basis. Whether or not hearing aids should be used by workers in noisy workplaces is however not a unanimous recommendation, primarily for fear of over amplification which would increase the risk of hearing damage or worsen the existing hearing loss. The aim of this research was to document in Quebec the frequency of hearing aid use in noisy workplaces, the practices and tools commonly used by health professionals when facing this issue, and the needs expressed by workers. As little is found in the scientific literature to document this practice, a survey and group discussions were used to gather more information on the subject. The use of hearing aids in noisy workplaces seems to be a relatively common practice in Quebec. Indeed, of the 198 health professionals who completed the survey, 84 % reported having experienced, at least once in the last five years, a situation in which a worker wondered about the possibility of using hearing aids at work. During group discussions, health professionals raised concerns about the lack of information available on the hearing requirements of the worker’s job and the prevailing soundscape at the workstation, the lack of knowledge and understanding as to the roles and responsibilities of the various health professionals involved in the worker’s care, the lack of valid measurement tools to assess the risk of over amplification, as well as the lack of clear protocols to properly fit hearing aids and evaluate their effectiveness in fulfilling the listening, communication and localization needs of the worker. Hearing aid use in Quebec noisy workplaces is therefore a common reality which raises many questions and warrants further study.

Key words : hearing loss, hearing aids, noisy workplace, over amplification, health professionals

INTRODUCTION

Des millions de travailleurs sont exposés quotidiennement à des niveaux de bruit nocifs pour l’audition dans leur milieu de travail et un grand nombre développent une surdité professionnelle (1). Au Québec, entre 1997 et 2010, la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) a reconnu une surdité professionnelle chez près de 2600 travailleurs annuellement (2). Cette surdité s’installe insidieusement au cours des années et peut engendrer, entre autres, des difficultés à percevoir les sons, à comprendre la parole, et à localiser les sources sonores. La présence d’une surdité soulève un questionnement justifié quant aux conséquences sur la réalisation efficace des tâches et sur la sécurité des travailleurs, puisqu’elle a été associée à une augmentation du risque d’accidents dans un certain nombre d’études (3-8).

Afin d’optimiser les capacités d’écoute et de communication des travailleurs, les prothèses auditives sont souvent envisagées. Elles sont cependant conçues et ajustées pour maximiser la perception de la parole dans des conditions qui ne reflètent pas nécessairement celles de milieux de travail bruyants, parfois aussi au détriment de la capacité à localiser des sources sonores (9-10). Leur utilisation soulève donc un dilemme important. Quoique l’altération des capacités auditives essentielles à l’accomplissement efficace des tâches peut augmenter la charge de travail, diminuer l’autonomie et compromettre la sécurité des travailleurs et celle d’autrui, les professionnels de la santé ne recommandent généralement pas l’utilisation de prothèses auditives en milieu de travail bruyant pour pallier ces problèmes, surtout à cause de la crainte d’aggraver la surdité par une suramplification (11). Toutefois, certains auteurs (p.ex.12) encouragent le port de prothèses auditives en combinaison avec des protecteurs auditifs, tout en précisant certains paramètres à prendre en considération. Dans un tel contexte, un milieu de travail bruyant ne se limite pas à des milieux pour lesquels les niveaux d’exposition des travailleurs dépassent les limites règlementaires ; il inclut également ceux dont les niveaux sonores sont plus faibles (≥ 70 dBA), mais où le port de prothèses auditives pourrait potentiellement engendrer une suramplification.

Peu d’études ont été menées sur cette problématique qui implique autant la santé auditive que la sécurité des travailleurs. Par contre, on note un souci accru chez les manufacturiers de prothèses auditives d’améliorer les capacités auditives en visant la reproduction fidèle des indices temporaux et spatiaux utilisés par le système auditif pour performer dans des environnements complexes (13-14). D’autres technologies qui visent à la fois le maintien ou l’amélioration des capacités auditives fonctionnelles et la protection auditive sont aussi proposées, par exemple les protecteurs auditifs à rétablissement du son et ceux munis d’un système de communication intégré (15), ainsi que les systèmes à modulation de fréquences (MF). Quoique ces dispositifs semblent prometteurs, ils sont actuellement peu encadrés par des normes permettant de documenter leurs caractéristiques et performances acoustiques, contrairement aux prothèses auditives (p.ex. 16).

Compte tenu du nombre élevé de travailleurs présentant une perte auditive, des technologies émergentes, de l’aggravation possible de la surdité par une suramplification et du risque accru d’accidents dans les milieux de travail bruyants, il parait nécessaire de cerner l’ampleur de ce problème. L’objectif de cette recherche est donc de documenter, au Québec, la fréquence du port de prothèses auditives en milieu de travail bruyant, les pratiques et les outils utilisés par les professionnels de la santé ainsi que les besoins exprimés par les travailleurs. Cet article présente le premier volet d’une activité de recherche plus ambitieuse consistant à vérifier si les prothèses auditives peuvent être utilisées pour réduire les problèmes d’écoute, de communication et de localisation dans les milieux de travail bruyants, sans risque d’aggraver la surdité ni de compromettre la sécurité, et si d’autres technologies d’amplification et de protection permettraient de maintenir ou d’améliorer les performances auditives au travail.

MÉTHODES

Différents moyens ont été utilisés afin de documenter la problématique du port de prothèses auditives en milieu de travail : 1) une recension des écrits complétée en septembre 2012 à partir de diverses banques de données (incluant la Banque de données santé publique (BDSP), CINAHL Plus, Pubmed, MEDLINE, Web of Science) et faisant appel à une quinzaine de mots-clés, 2) un questionnaire en ligne destiné aux différents professionnels touchés, et 3) des groupes de discussion auprès de ces professionnels et de travailleurs utilisateurs de prothèses auditives.

Questionnaire en ligne

Afin d’estimer si le port de prothèses auditives en milieu de travail bruyant est une réalité à laquelle les différents professionnels de la santé au Québec sont fréquemment confrontés, un questionnaire leur a été soumis. L’invitation à compléter le questionnaire a été acheminée par les ordres ou associations professionnels aux médecins otorhinolaryngologistes (ORL), aux audiologistes et aux audioprothésistes, et par le coordonnateur des équipes locales de santé au travail dans le cas des médecins responsables et des infirmières. Le questionnaire, accessible en ligne entre octobre 2012 et février 2013 via la plateforme Survey Monkey, comptait une vingtaine de questions visant à recueillir des données sur le répondant et sur son expérience professionnelle, et à documenter la fréquence de la problématique par l’entremise de scénarios, tels que résumés au tableau 1. Les participants devaient répondre s’ils avaient déjà vécu différentes situations, et le cas échéant combien de fois au cours des cinq dernières années. À la fin du questionnaire, les répondants intéressés à participer à un groupe de discussion sur le sujet pouvaient laisser leurs coordonnées.

Groupes de discussion

Sept groupes de discussion comptant quatre à six participants ont été organisés dans diverses régions administratives du Québec, dont deux avec des audiologistes, deux avec des infirmières en santé au travail, un avec des audioprothésistes, un avec des travailleurs qui portent leurs prothèses auditives au travail et un avec des travailleurs qui ne portent pas leurs prothèses au travail. Il n’a pas été possible d’organiser une rencontre avec les médecins ORL. Au total, 35 personnes, dont deux représentants syndicaux, ont participé. Les rencontres, d’une durée d’environ 90 à 120 minutes, ont été animées par au moins un membre du groupe de recherche (parfois deux) qui guidait les discussions et encourageait les participants à partager leurs idées, alors qu’un autre membre du groupe assurait la prise de notes. Un enregistrement audio a permis de soutenir la rédaction des comptes rendus, qui ont servi à mieux cerner les thématiques principales soulevées par les participants. Au début de chaque rencontre, les objectifs ont été présentés ainsi qu’un résumé des résultats du questionnaire en ligne. Un formulaire de consentement a également été signé par les participants, conformément au protocole de recherche approuvé par le Comité d’éthique du Centre de recherche interdisciplinaire en réadaptation et le Comité d’éthique de l’Université d’Ottawa.

Les discussions avec les professionnels, qui devaient avoir au moins deux ans d’expérience au moment de la rencontre, visaient à approfondir le contexte dans lequel ces derniers interagissent avec les travailleurs, à comprendre l’étendue de leurs responsabilités et les facteurs qui influencent leurs interventions, ainsi qu’à aborder la perception de leur rôle dans la décision des travailleurs de porter ou non des prothèses auditives en milieux de travail bruyants. La grille de questions du Tableau 2 a servi à orienter les discussions et a été légèrement adaptée en fonction des professionnels rencontrés.

Les travailleurs utilisateurs de prothèses auditives (trois femmes et cinq hommes provenant de trois entreprises différentes) ont été recrutés par l’entremise de représentants syndicaux qui ont sondé leur intérêt à participer à cette activité. La surdité est d’origine professionnelle chez cinq d’entre eux et d’une autre origine chez les trois autres. Deux représentants syndicaux ont également pris part aux discussions. La grille de questions du Tableau 3 a été utilisée pour cerner davantage l’expérience des travailleurs avec leurs prothèses auditives, leurs démarches menant à l’appareillage et leur point de vue quant à l’utilisation de prothèses en milieux de travail bruyants.

RÉSULTATS Recension des écrits

La recension a permis de retracer 35 documents pertinents. Toutefois, aucun des ouvrages retenus ne contient des informations portant spécifiquement sur la fréquence du port des prothèses auditives en milieu de travail bruyant. Une étude mentionne que la question du port des prothèses auditives en milieu de travail a été incluse dans un questionnaire soumis à 445 travailleurs malentendants (17), mais aucune information n’a été rapportée en lien avec cette question. Dans une étude réalisée auprès de travailleurs actifs et retraités rapportant des incapacités auditives (soit 9 % des 510 répondants au sondage), 33 % ont mentionné que le port des prothèses auditives en milieu de travail faisait ou avait fait partie des moyens pour composer avec leurs difficultés auditives (18). Aucune information ne permet cependant de relier cette pratique aux niveaux de bruit des milieux de travail concernés.

Les utilisateurs de prothèses auditives ont tendance à vouloir également les utiliser au travail (18-19), en croyant qu’elles contribuent à une meilleure communication avec leurs collègues, à une plus grande probabilité d’entendre le bruit des machines et les alarmes sonores ainsi qu’à une meilleure capacité à localiser les sources sonores (20-21). Certains travailleurs mentionnent craindre les blessures physiques pour justifier le port de leurs prothèses auditives (22). En conclusion, la littérature scientifique contribue peu à documenter le phénomène du port des prothèses auditives par des travailleurs en milieux bruyants.

Questionnaire en ligne

Au total, 198 personnes ont complété le questionnaire en ligne, les audiologistes et les professionnels en santé au travail (médecins et surtout des infirmières) étant les plus représentés. Le Tableau 4 fait état du nombre de répondants en fonction de leur profession. L’effectif total au Québec par profession, en date d’avril 2014, est également fourni, à l’exception du groupe de santé au travail où les données d’effectif datent de 2012. Cette information est indiquée à titre informatif seulement, particulièrement pour les audiologistes et audioprothésistes, car n’ont pas été retranchés de ces nombres les professionnels qui ne comptent pas d’adultes travailleurs parmi leur clientèle et qui ne se sont pas sentis touchés par le questionnaire. Les répondants proviennent de l’ensemble des régions du Québec, la Montérégie, Montréal et l’Estrie étant les plus représentées.

Ce sont particulièrement les réponses aux questions portant sur les scénarios qui permettent de dégager si le port des prothèses auditives en milieu de travail bruyant est une pratique fréquente ou marginale. Tel qu’indiqué au Tableau 1, quatre-vingt-quatre pour cent des répondants affirment avoir été confrontés au moins une fois au cours des cinq dernières années à la situation où un travailleur présentant une surdité, peu importe sa nature, son degré et son origine, a l’intention de porter ou se questionne sur la pertinence de porter ses prothèses auditives en milieu de travail bruyant. Près de la moitié de ces professionnels rapporte avoir été confrontés à cette situation entre 1 et 10 fois au cours des cinq dernières années alors que le tiers rapporte l’avoir été plus de 10 fois au cours de la même période. Les audioprothésistes sont ceux qui rapportent avoir été le plus souvent confrontés à cette situation.

Soixante-trois pour cent des répondants indiquent qu’ils ont été confrontés au moins une fois au cours des cinq dernières années à la situation où un travailleur présentant une surdité, peu importe sa nature, son degré et son origine, utilise ses prothèses auditives en milieu de travail bruyant. Près de la moitié de ces répondants rapporte avoir été confrontés à cette situation entre 1 et 10 fois au cours des cinq dernières années et 12 % l’a été plus de 10 fois au cours de la même période. Les audioprothésistes rapportent avoir vu le plus fréquemment cette situation, suivis des ORL. Parmi les 132 répondants ayant été confrontés à ce scénario, 50 % ont indiqué que le port des prothèses auditives n’est pas imposé par l’employeur. Parmi l’autre moitié, une bonne proportion, soit 40 %, déclare ignorer si le port est imposé par l’employeur.

Vingt-deux pour cent des répondants déclarent avoir été confrontés au moins une fois au cours des cinq dernières années à la situation où un travailleur présentant une surdité, peu importe sa nature, son degré et son origine, n’utilise pas ses prothèses auditives même si leur port est recommandé en milieu de travail bruyant par un professionnel de la santé ou imposé par l’employeur. Ce sont les ORL qui rapportent le plus souvent être confrontés à la situation, suivis des audiologistes. Ces résultats ne nous informent toutefois pas de l’origine de la recommandation de porter les prothèses auditives.

Finalement, 27 % des répondants rapportent avoir été confrontés au moins une fois au cours des cinq dernières années à la situation où un travailleur présentant une surdité, peu importe sa nature, son degré et son origine, n’utilise pas ses prothèses auditives, mais a recours à un autre dispositif d’amplification électronique tels qu’un système MF, un protecteur auditif avec système de communication intégré ou tout autre protecteur électronique. Proportionnellement, ce sont les audiologistes qui sont les plus nombreux à rapporter avoir rencontré cette situation, suivis des audioprothésistes.

Groupes de discussion avec les professionnels de la santé

Une grille d’analyse des propos recueillis a été complétée pour chacun des groupes de discussion avec les professionnels (audiologistes, audioprothésistes et professionnels en santé du travail). Sept thèmes importants, décrits brièvement ci-après, ont été discutés lors des rencontres.

Origine de la demande ou contexte d’expression du besoin du travailleur.
Selon les professionnels rencontrés lors des discussions de groupe, les contextes dans lesquels ils rencontrent des travailleurs avec perte auditive varient en fonction de la profession et de l’origine de la surdité. S’il est parfois évident qu’un travailleur consulte en raison d’une demande du milieu de travail, effectuée sur la base de données d’exposition ou de résultats d’un dépistage auditif, il en va tout autrement quand un travailleur initie une démarche personnelle de consultation en santé auditive. Dans un tel cas, si le professionnel ne pose pas de questions précises sur ce risque, l’exposition au bruit pourrait être peu ou pas documentée. En présence d’une surdité de longue date chez un travailleur, il est possible qu’on ne songe pas à mettre à jour ses changements d’emploi ou de postes de travail et de ce fait, à documenter son exposition au bruit.

Motivations des travailleurs au port de prothèses auditives
Selon les professionnels, les motivations des travailleurs à utiliser leurs prothèses auditives au travail sont : l’efficacité et l’autonomie au travail, la sécurité, la communication avec les autres et le désir de ne pas être isolés de ce qui se passe autour d’eux.

Outils, protocoles utilisés ou intervention
L’ensemble des professionnels déplore un manque d’informations, d’outils, de protocoles et de ressources pour intervenir efficacement. On mentionne le peu d’information disponible sur les exigences du poste de travail sur le plan de l’écoute, de la communication et de la localisation de sources sonores. De plus, les données du niveau d’exposition des travailleurs au bruit ne renseignent pas sur le contenu fréquentiel ainsi que sur la variation des niveaux de bruit dans le temps, en fonction des tâches. Finalement, les métriques utilisées lors des mesures de l’exposition au bruit ne sont pas toujours compatibles et transférables à celles utilisées pour mesurer le niveau de pression sonore au tympan pendant l’ajustement des prothèses auditives. Par ailleurs, l’absence de données probantes sur le risque de suramplification en fonction des caractéristiques du bruit et de la surdité, et sur l’efficacité réelle des prothèses auditives en regard des habiletés auditives requises au travail est à souligner. Par ailleurs, les discussions ont révélé des disparités régionales. Les travailleurs exposés au bruit qui consultent ne reçoivent pas nécessairement les mêmes informations, les mêmes consignes ni le même suivi en fonction du parcours emprunté, du statut auditif, des équipes et des ressources en place, ainsi que de l’expérience du professionnel consulté.

Recommandations faites aux travailleurs
La recommandation qui semble rallier la plupart des professionnels est de ne pas utiliser les prothèses en milieux bruyants afin de protéger l’audition résiduelle. Quand les niveaux de bruit sont moins élevés, cette recommandation n’est pas aussi tranchée. Plusieurs professionnels souhaitent pouvoir évaluer le danger réel de suramplification ainsi que les bénéfices des prothèses auditives afin de prendre une décision éclairée. En raison d’un manque de données à ce sujet, on convient de miser d’abord sur l’adaptation du poste de travail tout en étant conscient que peu de travailleurs peuvent bénéficier de cette démarche. Le maintien en emploi du travailleur est aussi un enjeu important pour les professionnels.

Obstacles rencontrés par les professionnels de la santé
Hormis le manque de lignes de conduite et de protocoles clairs, les différents professionnels admettent qu’ils se consultent et se concertent peu entre eux et qu’ils connaissent mal l’étendue des responsabilités des autres professionnels. Pourtant, plusieurs sont en mesure de rapporter des expériences de bonne collaboration. Le manque de ressources humaines et de formation est aussi considéré comme un obstacle pour mener à bien leurs interventions.

Outils ou ressources souhaités
Les professionnels souhaitent être davantage informés sur les nouvelles technologies de prothèses auditives, des systèmes de communication ou autres protecteurs électroniques ainsi que d’autres produits qui pourraient être utiles pour adapter un poste de travail ou pour répondre aux demandes d’un travailleur ou aux exigences d’un poste de travail. Ils aimeraient disposer d’un inventaire de ces dispositifs qui spécifie leur contexte d’utilisation, les fournisseurs et leur cout.

Sentiment d’efficacité professionnelle
Le sentiment d’efficacité professionnelle par rapport à l’utilisation de prothèses auditives en milieux de travail bruyants varie d’une profession à l’autre. Certaines infirmières du Réseau de santé publique en santé au travail rapportent se sentir parfois mal à l’aise en raison, entre autres, des informations ou recommandations divergentes que peuvent recevoir les travailleurs. Pour leur part, en l’absence d’un protocole de mesure valide et d’une communication, coordination et concertation efficaces entre les différents professionnels concernés par la santé auditive, les audiologistes se sentent souvent démunis pour intervenir de façon éclairée. Enfin, bien qu’ils aient davantage confiance en la technologie des prothèses auditives, les audioprothésistes constatent que beaucoup d’informations, surtout celles entourant les postes de travail (p. ex. niveau de bruit) et leurs exigences (p. ex. habiletés auditives requises pour accomplir la tâche) leur échappent.

Groupes de discussion avec les travailleurs

L’analyse des propos recueillis auprès des deux groupes de travailleurs a révélé six thèmes importants.

Renseignements demandés par les professionnels en santé auditive
La plupart des travailleurs affirment que peu de questions leur ont été posées par les professionnels en santé auditive (toutes professions confondues) en lien avec les exigences de leur travail sur le plan de l’écoute, de la communication et de la localisation de signaux sonores. On leur demande généralement quel métier ils exercent et pour quelle entreprise mais sans documenter davantage. Un travailleur mentionne qu’on lui a demandé s’il avait des difficultés à entendre au téléphone, en général, sans lui demander s’il devait utiliser le téléphone au travail.

Consignes reçues en lien avec le port de prothèses auditives au travail
Les consignes reçues varient d’un travailleur à l’autre. Certains rapportent avoir reçu une consigne claire de ne pas porter leurs prothèses auditives dans le bruit au travail, d’autres ont déjà discuté avec leur professionnel de la possibilité de les porter sous des protecteurs auditifs de type coquilles, et d’autres ont été invités à juger par eux-mêmes du bénéfice. Enfin, certains ne se rappellent pas que ce sujet ait été abordé avec les différents professionnels.

Raisons de vouloir porter (ou non) des prothèses auditives au travail
Les principales raisons évoquées pour utiliser des prothèses auditives au travail sont : l’efficacité, l’autonomie, la sécurité, la capacité de discriminer différents types de signaux (parole, alarmes, bruits de défectuosité, l’approche de quelqu’un, etc.) et le maintien de diverses capacités auditives (détection, discrimination, perception de la parole et localisation). Le masquage d’un acouphène dérangeant a également été mentionné.

Bénéfices ou absence de bénéfices rapportés en lien avec le port de prothèses auditives
Les bénéfices rapportés ne sont pas nécessairement directement reliés au travail (écoute de la musique, écoute de la télévision à volume moindre, etc.), mais peuvent, de façon indirecte, y avoir un impact. Le port de prothèses auditives peut, par exemple, sécuriser un travailleur ou lui permettre de travailler malgré un acouphène qui serait autrement trop dérangeant. Ceux qui ne portent pas leurs prothèses au travail rapportent un niveau de bruit ambiant alors trop élevé (certains ont essayé sans pouvoir les tolérer) et ils sont préoccupés du dommage possible à leur audition.

Préoccupation par rapport à la sécurité
Tous les travailleurs rencontrés sont préoccupés par la sécurité. Ils sont conscients des dangers reliés au fait de ne pas bien entendre, autant pour eux, que pour ceux qui ont une audition normale, mais qui n’entendent pas en raison du bruit. Ils rapportent devoir redoubler de vigilance.

Pistes pour l’amélioration
Certains travailleurs mentionnent le recours à des stratégies non auditives (p. ex signal visuel pour remplacer un signal sonore) ou à des adaptations simples (p. ex déplacer le téléphone dans un milieu non bruyant) pour favoriser la détection et la communication. Ils souhaitent également connaitre les réponses aux questions suivantes : est-ce que toutes les prothèses auditives fonctionnent de la même façon ? Est-ce dangereux de les utiliser sous des coquilles ? Est-ce que le système MF pourrait fonctionner ? Est-ce possible d’ajuster les prothèses dans le milieu de travail, dans les conditions réelles de bruit ? Des améliorations en lien avec le processus et le partage d’information sont également de mise. On soulève également l’idée d’un dispositif qui permettrait aux travailleurs d’ajuster leurs prothèses selon leur convenance, de garder en mémoire ces paramètres et de les rapporter ensuite à leur audioprothésiste. Les travailleurs souhaitent aussi mieux comprendre l’étendue d’utilisation et les limites de leurs prothèses auditives.

DISCUSSION –CONCLUSION

Cette recherche a permis de constater que la problématique du port de prothèses auditives en milieux de travail bruyants n’a que peu retenu l’attention de la communauté scientifique, tel que le démontrent les résultats de la recension des écrits. Cette dernière n’a également pas permis de documenter la fréquence de cette pratique. La consultation de professionnels de la santé permet toutefois d’établir qu’il s’agit d’une réalité fréquemment rencontrée au Québec. En effet, presque toutes les personnes qui ont répondu au questionnaire ont rapporté avoir été témoins, au moins une fois au cours des cinq dernières années, d’un travailleur qui s’interrogeait sur la possibilité d’utiliser ses prothèses auditives au travail ou encore les utilisait dans son milieu professionnel bruyant. Il est toutefois difficile de se prononcer sur la représentativité de l’échantillon de répondants puisque seulement ceux qui se sont sentis interpelés par la problématique et qui rencontrent des travailleurs dans leur pratique étaient vraisemblablement susceptibles de répondre. Par exemple, plusieurs audiologistes membres de l’OOAQ travaillent uniquement auprès d’une clientèle pédiatrique et le questionnaire leur a tout de même été acheminé.

Des rencontres avec les professionnels de la santé ainsi qu’avec des travailleurs appareillés qui portent ou non leurs prothèses au travail ont mis en lumière une recherche souvent isolée de solutions qui échoue à réconcilier l’ensemble des besoins rapportés par les travailleurs. On tente de protéger l’audition résiduelle des travailleurs en décourageant le port de prothèses auditives en milieu de travail généralement bruyant, mais ce faisant, on pourrait, dans certains cas, sous estimer le besoin d’entendre de ces travailleurs pour des questions d’efficacité, de sécurité et de communication. En milieu moins bruyant (autour de 70-75 dBA), les points de vue quant au danger réel de suramplification relié à l’utilisation de prothèses auditives varient, tout comme les recommandations faites aux travailleurs quant au port de leurs prothèses.

Les professionnels déplorent l’absence de méthodes de mesure valides du risque de suramplification associé au port de prothèses auditives en milieu de travail bruyant et de protocoles clairs pour ajuster et évaluer l’efficacité des prothèses auditives en fonction des besoins d’écoute, de communication et de localisation sonore. De plus, chacun des professionnels reconnait ne pas détenir à lui seul toutes les informations requises pour bien documenter l’ensemble des contextes sonores et les exigences auditives des postes de travail dans lesquels évoluent les travailleurs concernés et pour lesquels des décisions doivent être prises. L’étendue des responsabilités professionnelles est méconnue des uns et des autres et pourrait aussi être mieux définie.

Ce projet a permis d’en connaitre davantage sur la problématique du port de prothèses auditives en milieu de travail bruyant, mais on ne peut prétendre pouvoir généraliser les résultats à d’autres échantillons hors Québec. De plus, comme on ne connait pas le nombre de travailleurs qui présentent une perte auditive nécessitant le port de prothèses auditives et qui consultent un professionnel de la santé, il est difficile d’interpréter ce que signifie réellement le 84 % des répondants qui ont affirmé avoir rencontré un travailleur qui s’interrogeait sur l’utilisation de prothèses auditives en milieu de travail. Quoi qu’il en soit, pour faire suite à l’activité de recherche dans son ensemble, il parait nécessaire d’explorer davantage le risque réel d’aggravation de l’audition résiduelle lors du port de prothèses auditives en milieu de travail bruyant, l’effet de l’amplification auditive sur les capacités auditives fonctionnelles importantes telles que la détection et la reconnaissance sonore, la perception de la parole dans le bruit et la localisation sonore, ainsi que les produits de protection auditive personnelle qui combinent des technologies d’amplification et de protection. Des efforts concertés avec des organismes de normalisation et des manufacturiers sont de mise pour offrir non seulement aux travailleurs des produits pouvant combler leurs besoins de communication et de protection, mais également fournir aux divers professionnels de la santé des outils de mesure et de validation pour assurer une meilleure gestion de la santé et sécurité au travail.

REMERCIEMENTS

Ce projet a été financé par l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail. Les auteurs désirent remercier les professionnels de la santé et les travailleurs qui ont participé au sondage et aux groupes de discussion, ainsi que les ordres et associations professionnels, les centrales syndicales et les autres organismes qui ont facilité le recrutement des participants.