GESTION SST

Vers une culture de prévention:
une démarche
– Partie 2

Michel Pérusse1

Quels sont les deux piliers sur lesquels s’appuient les entreprises qui ont des résultats de classe mondiale, probants et pérennes, en matière de santé et de sécurité au travail (SST) ? Les Alcoa et John Deere de ce monde répondent que ça prend une approche systématique en prévention, et une culture de prévention.

D’abord, il faut mettre en place un système de gestion de la SST (SGSST). Évidemment, la mise en œuvre des activités de pré vention, comme l’inspection des lieux, l’enquête et l’analysedes évènements accidentels, la protection collective, la formation, et
ainsi de suite, est absolument indispensable. Par contre, l’expérience
a maintes fois démontré (1, 2) que la simple juxtaposition des activités de prévention, si bien faites soient-elles, ne suffit pas à en garantir l’efficacité maximale. C’est le SGSST qui vient attacher les
divers éléments en un tout cohérent pour en maximiser l’efficience et l’efficacité (3, 4).

Par contre, le SGSST à lui seul n’est absolument pas une garantie absolue qu’il n’y aura plus jamais d’accident. L’explosion de l’usine AZF, à Toulouse en France, le 21 septembre 2001, a entrainé la mort de 31 personnes, en a blessé plus de 2 500 autres, et causé d’importants dégâts matériels qui se sont étendus bien au-delà de l’usine elle-même. L’usine détenait pourtant sa certification à la norme internationale OHSAS 18001.

Ça prend une culture de prévention

On voit encore malheureusement trop souvent des «systèmes de papier », c’est-à-dire des SGSST qui sont bien beaux sur papier, mais qui ne correspondent pas du tout à la réalité qu’on retrouve dans l’usine. Ça prend un engagement profond et sincère des membres de la direction envers la santé, la sécurité et le bienêtre de leurs travailleuses et travailleurs. Il faut que la SST soit une valeur de l’entreprise plutôt qu’une priorité passagère ou occasionnelle. En somme, ça prend une culture de prévention, deuxième pilier des entreprises à succès en SST.

Un article précédent (5) décrivait quatre grands critères qui caractérisent une culture de SST. Par contre, aucune définition n’était présentée, alors qu’il en existe quelques-unes. Celle proposée par le Bureau de la Sécurité des Transports (BST) dans son rapport sur la tragédie ferroviaire de Lac-Mégantic (6) en est un très bon condensé. Elle se lit comme suit : «La culture de sécurité d’une organisation est le produit des valeurs, des attitudes, des perceptions, des compétences et des modes de comportement individuels et collectifs qui déterminent l’engagement envers le système de gestion de la santé et de la sécurité de l’organisation, ainsi que le style et la compétence de l’organisation en cette matière». On remarquera, au passage, qu’une culture c’est pas beaucoup plus qu’une simple affaire de comportements.

Chaque organisation a une culture, qu’elle en soit consciente ou non. C’est vrai en matière d’identité corporative, en matière de compétences ou de savoir-faire, c’est aussi vrai en matière de prévention. À un extrême, cette culture peut être embryonnaire et réactive, ou à l’autre extrême elle peut être solide, productive et exemplaire. On comprend que c’est cette dernière qui contribue à produire des résultats à la fois remarquables et durables. Alors pour une organisation qui a vraiment à cœur la santé et la sécurité de ses employés, comment passer d’un extrême à l’autre ?

Une démarche de gestion du changement

L’article précédent (7) a présenté le modèle de gestion du changement (8) en huit étapes du professeur John Kotter. L’article portait sur les quatre premières étapes de ce modèle, qui constituent en quelque sorte la préparation au changement. Le présent article pré- sente les quatre étapes suivantes, qui concernent la mise en œuvre du changement et son enracinement dans la culture organisationnelle.

Inciter à l’action

En créant un sentiment d’urgence, comme le propose l’étape 1, on a réussi à susciter une sensibilisation, une conviction et une certaine volonté de changement. Cependant, il y a un écart entre cette intention et l’action de changement qu’il est impératif de franchir.

Pour ce faire, il est nécessaire de prendre en compte deux considérations. Premièrement, il faut que les objectifs et les actions soient découpés en portions raisonnables, en étapes perçues comme réalistes, mais stimulantes. Lorsque le défi est trop facile, il n’en résulte
aucune satisfaction une fois que c’est fait. Par contre, lorsque la difficulté est trop grande, cela conduit au découragement et favorise l’immobilisme plutôt que l’action.

Deuxièmement, dans l’optique de la coalition proposée à l’étape 2, la responsabilisation peut jouer un rôle clé dans la démarche. Les initiatives, bien orientées, peuvent servir de moteur puissant. L’écoute des bonnes idées des employés crée un engouement qui réussit souvent à contrer l’inertie.

Démontrer des résultats à court terme

Rien n’attire le succès comme le succès. Initialement, les gens se demandent si l’on a fait les bons choix, si l’on a pris la bonne direction, si l’on est en train d’appliquer les bonnes solutions. Il est donc important de rester à l’affut des progrès accomplis et de les communiquer.

Un ancien directeur d’usine racontait qu’un jour son équipe et lui avaient atteint un nouveau niveau de performance en matière de prévention. Ils avaient atteint une basse fréquence encore inégalée. Il s’est donc installé à la sortie de l’usine avec un petit charriot de friandises glacées qu’il remettait personnellement à chaque personne à la fin de chacun des trois quarts de travail. Des années plus tard, les gens lui rappellent encore cette anecdote. Plus important surtout, les gens se souviennent encore exactement de la réalisation qu’il voulait souligner. Ce sont des anecdotes comme celle-ci, qu’il est recommandé de célébrer les petites victoires.

Bâtir sur les premiers résultats

Évidemment, les premiers succès sont généralement les plus faciles à obtenir. De plus, même avec toute la meilleure volonté du monde, un changement d’une certaine envergure ne peut pas être planifié jusque dans ses moindres détails. S’il y a une certitude, c’est que des imprévus vont survenir.

C’est pourquoi il est important de profiter de l’occasion pour consolider les avancées réalisées. Pour accélérer le mouvement de la «boule de neige », il faut élargir la coalition de départ. En somme, comme on dit en informatique, il faut devenir viral. Il faut surtout s’assurer qu’on «contamine positivement » des gens dans tous les départements et services, et à tous les niveaux hiérarchiques de l’organisation.

Le réseautage est un outil efficace à utiliser. On constate surtout que les gens qui ont contribué à produire les résultats initiaux, ont développé de l’enthousiasme envers le projet et la démarche. Ces personnes sont les mieux placées pour convaincre d’autres de leurs collègues et ainsi générer de nouvelles idées et solutions. La responsabilisation revêt une importance encore plus grande à ce stade-ci.

Ancrer les nouvelles pratiques dans la nouvelle culture d’entreprise

À de nombreuses reprises, au moment de proposer des pistes de solution, à la conclusion d’un audit par exemple, j’ai entendu la phrase suivante: «Oui, on faisait ça dans le temps, et c’est vrai que ça fonctionnait bien. Je ne sais pas pourquoi on ne le fait plus». Les bonnes pratiques de gestion, si elles ne sont pas maintenues et protégées, finissent souvent par se perdre.

Pour éviter ce piège, on doit d’abord clairement identifier quels ont été les facteurs de succès qui ont produit les résultats désirés. Ces facteurs doivent alors devenir des standards que l’entreprise utilise dans ses processus et ses prises de décisions. En parler régulièrement, faire du suivi, demander des comptes sont autant de façons pour la direction de passer le message qu’à partir de maintenant c’est ça la nouvelle façon de penser et d’agir dans l’organisation et ainsi démontrer que la prévention fait maintenant partie intégrante des valeurs de l’organisation.

Conclusion

À la question «Combien ça prend de temps à changer la culture», il faut nécessairement répondre « Ça dépend ». On dit parfois que changer une culture peut prendre entre trois et cinq ans. Qu’est-ce qui fait la différence entre trois et cinq ans ? Ça dépend des efforts consentis, ça dépend de la volonté de la direction, ça dépend du genre de plan de match qui est utilisé, ça dépend de l’ancienneté des vieilles habitudes, ça dépend de la qualité du plan de communication, et ainsi de suite.

Énoncé de cette façon, cela peut sembler compliqué et ardu. Et pourtant, la démarche de gestion du changement proposée par le professeur Kotter n’a rien de bien complexe, et ça fonctionne. Il est même arrivé que des changements importants de culture et de mentalités se produisent sur des périodes aussi courtes que 18 mois. Mais ces organisations ont travaillé fort, elles ont été persistantes, et surtout leurs directions ont été à l’écoute des travailleurs.

On sait qu’on a atteint le but quand les superviseurs n’ont plus à jouer à la police, quand les bons comportements surgissent spontanément, quand les coéquipiers s’entraident et s’assurent que les standards de sécurité sont appliqués et respectés. Quand on observe de
tels signes tangibles, on sait que la prévention est devenue une valeur, qu’elle est là pour de bon, et que l’arrivée de nouveaux dirigeants est moins susceptible, le cas échéant, de tout chambarder, comme ça s’est déjà vu. « Patience et longueur de temps font mieux que force ni que rage », disait Jean de la Fontaine.


1 – Michel Pérusse – CONSULTANT ET PROFESSEUR ASSOCIÉ, ÉCOLE DE GESTION, DÉPARTEMENT DE MANAGEMENT ET DE GESTION DES RESSOURCES HUMAINES, UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE [perussem@hotmail.com]

Références bibliographiques

    1. Petersen, D. Perspectives on Safety Management : Past, Present and Future. American Society of Safety Engineers : Proceedings of the Best Practices in Safety Management Symposium, Février 1999, pp 1 – 10.
    2. Quinlan, M. Ten Pathways to Death and Disaster. Learning from Fatal Incidents in Mines and Other High Hazard Workplaces. Sydney, Australia : The Federated Press (2014).
    3. Gamache, M. et Pérusse, M. Revue de littérature. Les systèmes de gestion de la santé et de la sécurité au travail – Liste sélective de publications disponibles au Centre de documentation de la CSST – Juin 2006. Rapport présenté à la Commission de la santé et de la sécurité du travail du Québec. Montréal : AON (2006).
    4. Ndjoulou, F et Pérusse, M. Revue de littérature. Les systèmes de gestion de la santé et de la sécurité au travail – Liste sélective des publications disponibles au Centre de documentation de la CSST – Janvier 2012. Rapport présenté à la Commission de la santé et de la sécurité du travail du Québec. Sherbrooke : Faculté d’administration, Université de Sherbrooke (2012).
    5. Pérusse, M. Pour une culture en SST : la responsabilisation. Travail et santé, vol. 33 no. 2, pp 34-37 (2017).
    6. Bureau de la sécurité des transports du Canada. Rapport d’enquête ferroviaire R13D0054 : Train parti à la dérive et déraillement en voie principale, train de marchandises MMA 002 de la Montreal, Maine & Atlantic Railway au point milliaire 0,23 de la subdivision Sherbrooke, Lac-Mégantic (Québec), le 6 juillet 2013. Gatineau : Ministère des Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, p. 9 (2014).
    7. Pérusse, M. Vers une culture de prévention : une démarche (première partie). Travail et santé, vol. 35 no. 3, pp 20-22 (2019).
    8. [http://christian.hohmann.free.fr/index.php/management-du-changement/351-huit-etapes-duchangement-selon-kotter], consulter le 6 janvier 2020.